Bonjour !
L’un des objectifs les plus importants de l’option GKC est de proposer à ceux qui le souhaitent de s’exprimer sur ce qui les passionne. Je suis donc très fier de vous proposer aujourd’hui un article qui n’est pas de moi. Figurez-vous en effet que Paul, un ami et lecteur de l’option GKC, a décidé de se lancer dans l’arène et m’a proposé d’écrire quelques articles pour le blog. J’espère que cela fera des émules… Faites-lui bon accueil, et bonne lecture !
Aujourd'hui, je voudrais vous inviter à lire un roman russe que tout le monde connait de nom mais que je n'aurais sûrement pas lu si je n'étais tombé dessus par hasard chez mes parents : Anna Karénine.
Il raconte la vie quotidienne et les difficultés de deux couples de la société russe contemporaine de Tolstoï (c'est à dire les années 1860-1870). Si l'histoire des deux couples forme la colonne vertébrale du livre, on y rencontre plein d'autres personnages qui ont tous le droit à leur développement : paysans et exploitants agricoles, écrivains et penseurs politiques, militants, hauts fonctionnaires de l'Empire, militaires... Tous ces personnages-là évoluent se croisent et se retrouvent, partent de Moscou à Saint-Pétersbourg, de Saint-Pétersbourg à la campagne ou à l'étranger, nous donnant un large aperçu de la société de l'époque, comme dans un roman de Balzac ou de Zola.
Avec beaucoup d’affection et de tendresse, Tolstoï porte un regard fin sur le monde, sur les petits détails de nos comportements et développe ainsi ses personnages avec une grande cohérence. C’est d’autant plus remarquable que la plupart d’entre eux évoluent considérablement au cours de l’œuvre mais sans jamais trahir ce qu’ils sont. On se régale de l’inventivité de l’auteur qui nous montre son regard amusé sur les scènes de la vie quotidienne.
Mais là où il s’oppose à nos auteurs réalistes français, c'est avec son message de vie très puissant qui est la vrai force de son roman et dépasse largement l’aspect moralisateur auquel on a pu le réduire. Il montre en fait comment les choix moraux, même s'ils sont durs à assumer, apportent une joie vraie. Avec lui on dépasse la simple émotion de la lecture, on ne découvre pas un conte moral où les bons sont récompensés et les mauvais punis, mais que la vie vertueuse, avec ses joies et ses tristesses, nous mène à une subtile et profonde plénitude.
Bref, précipitez-vous pour lire Anna Karénine. Ça se lit facilement car les chapitres sont courts et l’écriture très fluide, et puis je pense qu'il se trouve dans n'importe quelle bibliothèque. Si vous l’avez déjà lu plus jeune et qu’il vous a déçu, relisez-le en vous concentrant sur la diversité des parcours des personnages. Si vous l'avez lu et aimé, eh bien, c'est l'occasion de vous replonger dedans !
Ne sachant quel extrait choisir, entre les grands moments romantiques, les introspections des personnages, les scènes de la vie paysanne ou politique, je vous laisse avec le premier chapitre du livre :
« Toutes les familles heureuses se ressemblent. Chaque famille malheureuse, au contraire, l’est à sa façon.
Tout était bouleversé dans la famille des Oblonskï. La princesse, ayant appris que son mari entretenait des relations avec la gouvernante française qui était chez eux, avait déclaré à son mari qu’elle ne pouvait plus vivre sous le même toit que lui. Cette situation, qui durait déjà depuis trois jours, était pénible pour les époux eux-mêmes, pour tous les membres de la famille et le personnel de la maison. Tous les parents et les familiers sentaient que leur cohabitation n’avait plus de raison d’être et que les étrangers que le hasard fait se rencontrer dans une auberge sont plus liés entre eux que ne pouvaient l’être maintenant les membres de la famille Oblonskï. La femme ne sortait pas de sa chambre ; le mari était absent depuis trois jours ; les enfants erraient par toute la maison comme des abandonnés ; l’Anglaise s’était querellée avec la femme de charge et avait écrit à une amie de lui trouver une nouvelle place ; le cuisinier, la veille, s’était absenté à l’heure du dîner ; la cuisinière et le cocher demandaient leur compte.
Le troisième jour après la querelle, le prince Stépan Arkadiévitch Oblonskï, — Stiva comme on l’appelait dans le monde, — s’éveillait à son heure habituelle, c’est-à-dire à huit heures du matin, non dans la chambre à coucher de sa femme mais dans son cabinet de travail, sur le divan couvert de maroquin. Il retourna son corps puissant et bien soigné sur les ressorts du divan, comme s’il avait l’intention de s’endormir pour longtemps. De l’autre côté, il enlaça fortement l’oreiller et y appuya sa joue. Mais, tout à coup, il se redressa, s’assit sur le divan et ouvrit les yeux.
— « Oui, oui, comment était-il donc ? pensa t-il, se rappelant son rêve. Oui, comment était-ce ? C’est cela : Alabine donnait un dîner à Darmstadt ; non, pas à Darmstadt, quelque part en Amérique. Si, mais Darmstadt se trouvait en Amérique. Oui, Alabine donnait un dîner sur une table de verre et la table chantait : il mio tesore. Non, pas cela, quelque chose de mieux, de beaucoup mieux, et il y avait sur cette table de petites carafes qui étaient des femmes… »
Les yeux de Stépan Arkadiévitch brillèrent joyeusement et il songea, en souriant :
— « Oui, c’était très bien. Il y avait là-bas encore beaucoup de choses admirables, mais les paroles et même les idées sont impuissantes à les rendre, cela ne peut s’exprimer. »
Apercevant un rayon de lumière qui filtrait par l’entre-bâillement d’un des stores, il sortit vivement ses pieds du divan, cherchant les pantoufles de maroquin doré que sa femme lui avait brodées pour son dernier anniversaire, et les chaussa ; puis, par une habitude vieille de neuf ans, sans se lever, il tendit la main du côté où, dans sa chambre à coucher, se trouvait accrochée sa robe de chambre. Alors il se rappela comment et pourquoi il n’était pas couché dans la chambre de sa femme, mais dans son cabinet de travail. Le sourire s’effaça de son visage, son front se plissa.
— Ah ! ah ! ah ! gémit-il en se rappelant tout ce qui s’était passé. Et dans son imagination il revit tous les détails de la scène qu’il avait eue avec sa femme, et sa situation sans issue, qu’il ne devait qu’à sa propre faute, ainsi qu’il le déplorait.
— « Oui, pensait-il, elle ne pardonnera pas, elle ne peut pas pardonner. Et le plus terrible c’est que moi seul suis cause de tout. Je suis la cause, mais je ne suis pas coupable. C’est là qu’est tout le drame ! »
— Ah ! ah ! ah ! fit-il avec désespoir en se rappelant les impressions les plus pénibles pour lui de cette querelle. C’était le premier moment qui avait été le plus dur : quand, revenant du théâtre, joyeux et satisfait, tenant à la main une énorme poire, destinée à sa femme, il n’avait trouvé celle-ci ni au salon, ni dans le cabinet de travail et l’avait enfin découverte dans sa chambre à coucher, tenant le maudit billet révélateur.
Elle, cette Dolly toujours souriante et active, et qu’il jugeait peu clairvoyante, était assise immobile, le billet dans la main, et le regardait avec une expression d’horreur, mêlée de désespoir et de colère.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? demandait-elle en montrant le billet.
À ce souvenir, comme il arrive souvent, Stépan Arkadiévitch était tourmenté, moins par le fait lui-même que par la façon dont il avait répondu aux paroles de sa femme.
Il lui était arrivé ce qui arrive d’ordinaire aux hommes pris à l’improviste dans quelque situation équivoque. Il n’avait pu se préparer un visage conforme à la situation dans laquelle il se trouvait, en présence de sa femme, après la découverte de son crime. Paraître offensé, nier, se justifier, demander pardon, rester même indifférent, tout aurait été mieux que ce qu’il avait fait. Son visage, tout à fait involontairement, « par suite d’un réflexe du cerveau, » pensa Stépan Arkadiévitch qui aimait la psychologie, sourit tout à coup, de son sourire ordinaire, à la fois bon et niais.
Cette attitude déplacée, il ne pouvait se la pardonner. À ce sourire, Dolly tressaillit comme sous l’aiguillon d’une douleur physique et, avec son emportement accoutumé, laissa échapper un torrent de mots cruels puis s’enfuit de la chambre. Depuis elle n’avait pas voulu revoir son mari.
« La cause de tout, c’est ce sourire bête, se disait Stépan Arkadiévitch. Mais que faire, que faire ? » répétait-il avec désespoir sans trouver de solution. » [1]
Voilà, vous avez déjà lu un chapitre ! Je vous avais dit que ça se lisait facilement. ;)
[1] Léon Tolstoï, Anna Karénine, partie I, chapitre 1
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