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Colère et concupiscence, les deux forces de l’âme

Bonjour !


En lisant le traité de l’éducation chrétienne des enfants[1] dont on a déjà parlé dans cet article, j’ai découvert le paragraphe suivant :


« La colère et la concupiscence sont deux passions de l'appétit sensible, très - violentes et naturelles à l'homme. En s'en servant comme il convient et suivant la règle de la raison et de la Loi de Dieu, elles sont comme deux utiles instruments pour les actions humaines ; au contraire, elles deviennent la source des plus grands désordres, lorsqu'au lieu de les réprimer, on les laisse courir impétueusement vers leur objet. »[2]


Alors je ne sais pas pour vous, mais c’est la première fois que je lis que la colère et la concupiscence sont des passions naturelles et utiles.


Quand on lit Yves Semen, une référence dans le domaine de la théologie du corps de Jean Paul II, la concupiscence désigne le désir orgueilleux d’avoir, de pouvoir et de jouissance ; c’est l’ennemi, et l’homme doit lutter de toutes ses forces contre la concupiscence pour pouvoir aimer comme Dieu aime, c’est-à-dire d’un amour oblatif. Quant à la colère, on n’a pas besoin de lire qui que ce soit pour se dire que c’est nul, dangereux et qu’il faut savoir dire non quand la moutarde vous monte au nez.


Or, le cardinal Antoniano nous explique que la colère et la concupiscence sont essentielles, car il s’agit des deux forces de l’âme. C’est ce qui nous fait bouger, ce qui nous pousse dans le monde. C’est donc vital. On retrouve chez saint Thomas quelque chose de similaire dans le concept de passions : ce que le cardinal Antoniano appelle la concupiscence et la colère correspondrait dans la philosophie scolastique aux passions concupiscibles et aux passions irascibles. Je vous propose pour simplifier d’employer les termes du cardinal. On va tout de même pouvoir s’appuyer sur ce que nous dit saint Thomas sur ces deux passions pour éclairer notre sujet. Par exemple, le docteur angélique nous explique que lorsque l’homme cherche à obtenir un bien, l’une ou l’autre de ces forces va se mobiliser en fonction de la facilité à atteindre ce bien. Si ce vers quoi on tend est facile à obtenir, c’est la concupiscence qui va se mobiliser. Si ce qu’on désire est difficile à obtenir, s’il y a un obstacle sur notre chemin, alors notre force sera ce que le cardinal Antoniano appelle la colère.


Donc notre façon de gérer les deux forces naturelles que sont la concupiscence et la colère va déterminer notre présence au monde. Certains vont plus loin, et expliquent que ces deux passions ne sont jamais complètement égales dans le cœur de l’homme. D’un homme à l’autre, la concupiscence a naturellement plus de poids que la colère, ou bien c’est l’inverse : la colère prend plus de place que la concupiscence. Ainsi, la prépondérance congénitale de l’une ou l’autre de ces deux passions va déterminer un trait essentiel du tempérament.


Quand c’est la concupiscence qui prend plus de place, on aura tendance à dire que l’individu est primaire. Cela signifie que la personne en question est naturellement spontanée, elle vit les choses comme elles viennent et elle ne les retient pas quand ces choses passent : on dit du primaire que c’est quelqu’un qui fait des expériences. Quand, au contraire, c’est la colère qui prend le plus de place, on va considérer qu’il s’agit d’une personne secondaire, naturellement réfléchie, sur qui les événements laissent leur empreinte : on dit du secondaire que c’est quelqu’un qui a de l’expérience. Tandis que le primaire est plus facilement spontané, plus habile dans l’improvisation et dans les relations sociales et se renouvelle dans le présent, le secondaire, lui, doit réfléchir avant d’agir. La nouveauté lui demande plus d’énergie parce qu’elle remet en question ses schémas de pensée, il a plutôt tendance à se renouveler dans le passé. Par exemple, le primaire aura moins de mal à passer le permis voiture tandis que le secondaire va être pollué par son besoin de comprendre ce qui se passe, il aura plus de mal à garder son attention mobile, ce qui bien sûr est indispensable quand on est au volant.


Primaire ou secondaire désignent les deux catégories de ce qu’on appelle en caractérologie le « retentissement des représentations ». C’est un critère très important pour cerner le tempérament (ou le caractère, c’est pareil) de quelqu’un. Il y a deux autres critères, l’émotivité et l’activité, et à eux trois (retentissement des représentations, émotivité et activité) ils permettent de situer la personne parmi les 8 caractères dit « classiques » de René Le Senne, dont on discutera une autre fois.


Quand on parle de tempérament, on parle du squelette mental de l’homme, rien de moins. Comme un squelette, le tempérament grandit pendant la période de croissance et se stabilise complètement à l’âge adulte. Cela veut dire que par l’éducation on peut pousser ou tirer le tempérament de l’enfant vers un tempérament voisin, tout comme on peut favoriser la croissance du squelette de l’enfant ou la freiner par un régime spécial et des habitudes particulières. En revanche, les changements obtenus restent mineurs : un tempérament ne peut pas se transformer du tout au tout pour devenir un tempérament opposé.


Cela signifie-t-il que tout adulte est conditionné par son caractère, qu’il n’est pas libre ? Oui et non. Au caractère s’ajoute ce qu’on appelle la personnalité. Le squelette n’est pas tout : il peut porter une chair malade, amorphe, tout comme il peut porter une chair saine et vigoureuse. La personnalité, c’est ce qu’on fait de ses muscles avec le squelette qu’on a. On a toujours une marge de progression.


Et justement, la cardinal Antoniano nous explique que la concupiscence et la colère sont comme deux destriers tirant un char dont le conducteur est la raison. Guidés par la raison, ces deux chevaux tirent l’homme vers le bien. Qu’est-ce qui permet à la raison de soumettre ces deux forces sauvages, de les discipliner pour qu’elles nous mènent vers le bien ?


Commençons par la colère.


Eduquer la colère


« Les enfants sont naturellement irascibles ; ils éprouvent mille désirs. Lorsqu'ils ne peuvent les satisfaire et que la faiblesse de leur âge ne leur permet pas de se défendre de beaucoup de choses qui leur déplaisent, ils s'abandonnent à l'emportement et à la colère, et ils se vengent à leur manière par des pleurs. »[3]


Je pense qu’on est d’accord là-dessus : les enfants ont ceci de particulier que la frustration semble les submerger pour un rien. On a rarement vu un bébé prendre sur lui et ravaler ses pleurs. La colère est première, il s’agit donc que l’enfant apprenne à réprimer cette colère. Pour cela, il y a deux choses à faire :


D’abord, il s’agit de ne pas exaspérer l’enfant. Il faut à celui-ci une ambiance de vie ordonnée et honnête. Il ne sert à rien de demander à l’enfant d’être calme si rien autour de lui n’est paisible, tout comme il ne sert à rien de lui demander d’être sage si personne autour de lui n’est juste. Pour aider l’enfant à réprimer sa colère, il est nécessaire de lui donner l’habitude de la sobriété. C’est par l’excès que la colère s’immisce dans le cœur.


Ensuite, il faut travailler la frustration. Apprendre à l’enfant à être juste n’est pas suffisant, parce que nous sommes chrétiens. D’ailleurs, sans dramatiser il est irréaliste de croire que la vie en société répondra à la même justice que l’enfant a pu connaitre dans sa famille. Et même dans celle-ci, on n’est jamais à l’abri d’une injustice. Il faut donc que l’enfant apprenne à dépasser cette justice, il faut qu’il sache pardonner, ne pas compter les injustices qu’il subit parfois.


L’obéissance

Comment exiger cela de l’enfant ? Comment lui demander de dépasser l’injustice ? On pourrait croire que c’est en l’exhortant à l’amour, en faisant appel à ses bons sentiments. C’est une erreur, parce que tant qu’il n’a pas atteint l’âge de raison, l’enfant n’est pas encore libre. Avant 7 ans environ, il n’est pas capable de lui-même de faire suffisamment appel à la raison pour choisir librement le bien. Il ne s’agit donc pas de lui faire comprendre son intérêt, car il n’est pas en capacité de discerner celui-ci. Il va donc falloir que les parents érigent l’obéissance comme une vertu bonne en soi.


Quand le parent se sent obligé d’expliquer de long en large les motifs de ses décisions vis-à-vis de l’enfant, ce n’est pas de l’obéissance qu’il lui demande. Il lui demande son adhésion alors même que l’enfant n’a pas les moyens d’être éclairé sur le sujet. L’éducateur ne fait que multiplier les occasions de colère chez l’enfant en donnant à celui-ci une place qui n’est pas encore la sienne. De fait, la colère se nourrit de la puissance, et plus l’enfant voit qu’on l’écoute, qu’on répond à ses désirs, plus sa volonté devient tyrannique. Ce peut être un bon tyran, cela reste un tyran.


L’auteur du traité déclare : « Il sera bien utile, par conséquent, de rompre la volonté des enfants et de ne pas les laisser devenir obstinés et sujets à l'entêtement. Ils doivent obéir promptement et de bonne grâce, et se prêter à tout ce qu'on leur commande, sans raideur ni ennui, semblables à ces poulains bien domptés qui obéissent au plus léger mouvement de la main du cavalier. »[4]


Ce que j’apprécie quand on feuillette de vieux bouquins c’est qu’on tombe sur ce genre de déclarations. « Rompre la volonté des enfants », voilà quelque chose qu’on n’entend plus guère. Même à l’époque, ça a dû faire frissonner beaucoup de mères poule. Certains ne manqueront pas d’évoquer l’expérience de Milgram, l’ « état agentique » et les atrocités de la seconde guerre mondiale, qui n’avaient d’autre origine que l’obéissance aveugle des hommes. D’autres se rabattront sur la psychanalyse de comptoir, affirmant que c’est là le meilleur moyen de fabriquer des complexes, qui resurgiront sous la forme d’une violence encore plus grande à l’âge adulte.


On retrouve ici un nœud central de notre culture moderne : la volonté individuelle est un sanctuaire inviolable qu’il s’agit uniquement de respecter et de protéger. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : pour l’enfant, et plus encore pour l’enfant qui n’a pas atteint l’âge de raison, obéir à ses parents est une chose bonne en soi parce qu’ainsi il atteint son bien au-delà de la vision immature qu’il en a.


Demander à l’enfant d’obéir sans lui donner d’explication, c’est donc prendre sur soi le bien de celui-ci. Autrement dit, c’est le soulager d’un poids qu’il n’est pas en mesure de porter pour l’instant. C’est une torture atroce pour l’enfant que d’avoir constamment le choix. Même pour les adultes entre eux c’est souvent une fausse générosité. Il suffit de voir les ravages que peut provoquer dans la vie de couple ces petites phrases : « comme tu veux » ou « c’est toi qui décide ». L’indifférence passe plus sûrement dans l’absence d’opposition que dans le refus, qui souvent implique un engagement. Lorsque le parent demande à son enfant d’obéir sans discuter il lui signifie la route à suivre, il s’engage en éclaireur, fort de sa propre vision du bien et sûr de sa foi en ce bien.


L’obéissance est donc un bien pour l’enfant. Le parent doit, bien sûr, rendre des comptes sur l’autorité dont il use à l’égard de ses enfants, mais ces comptes il les rend à Dieu, et non à ses enfants. C’est le mystère des générations humaines : quoique l’on prétende, les parents ne sont pas sur le même plan que leurs enfants. Quel que soit l’intensité de l’amour que se portent les membres d’une famille, la génération est une barrière aussi incorruptible que la différence des sexes. Elle est tout aussi édifiante.


La douceur

Pour éduquer les enfants à réprimer leur colère, il va donc falloir non seulement veiller à ce que leur environnement soit le plus régulier possible avec des rituels - qui ne sont rien d’autre que des traditions à l’échelle du foyer, mais il faut aussi les habituer à tolérer certaines injustices sans broncher, tout en leur montrant l’importance d’obéir, de soumettre leur volonté propre à celle de l’adulte. Toutefois, il ne serait pas juste de parler de la colère uniquement comme une force négative. Laissons la parole au cardinal Antoniano pour clôturer ce chapitre :


« La colère cependant est une passion naturelle, partant utile, nécessaire même quelquefois pour produire avec une certaine vigueur et une certaine vivacité plusieurs actions vertueuses, pour savoir reprendre nos inférieurs, les châtier quand ils commettent quelque faute et pour s'élever contre le vice. Aussi les philosophes ont-ils comparé la colère à la pierre sur laquelle on aiguise le fer, parce qu'elle sert en quelque sorte à aiguiser la vertu. Il ne faut donc pas éteindre dans les enfants toute vivacité et les rendre comme hébétés et stupides ; mais on doit leur apprendre à modérer la passion de la colère et à la mettre au service de la raison, loin de soumettre la raison à son empire. […]


« Que l'on ne croie donc pas que l'homme ami de la douceur soit incapable, lorsqu'il le faut, de tirer du fourreau le glaive de la colère, tout en lui donnant la raison pour guide. Un fameux sage du monde disait que le vrai brave est ardent et courageux à la bataille, mais que partout ailleurs il est très-doux. Combien de faux braves, au contraire, se montrent terribles dans les rapports ordinaires de la vie, qui ne sont plus au moment du danger que des lâches dignes de mépris ! »[5]


Pour résumer, on pourrait dire que l’enfant est spontanément colérique. Sa propension à la colère est déterminée par son caractère, mais quoiqu’il arrive elle devra faire l’objet d’une attention spéciale de la part de ses parents ou de ses éducateurs, au même titre que la concupiscence. Au-delà d’un cadre de vie stable, régulier et sans excès, le premier levier actif pour travailler la colère c’est l’obéissance, et tout particulièrement l’obéissance demandée sans discussion. C’est le seul chemin pour faire comprendre à l’enfant que sa volonté et son intelligence ne sont pas suffisants pour atteindre le bien. Dans un deuxième temps, il est très important que cette obéissance contrainte, acquise à la façon d’un réflexe, laisse la place à une obéissance volontaire plus subtile. La marque de cette obéissance plus mûre, celle qui commence à l’âge de raison et qui dure toute la vie, est la douceur. C’est la douceur qui témoigne le mieux d’un cœur libéré de cette colère anarchique qu’on appelle fureur. Lorsqu’elle équilibre la colère, le fruit de la douceur est la mansuétude, cette générosité du cœur qui dépasse la frustration pour faire gagner l’amour. Ainsi, l’enfant passe de la fureur déclenchée par la moindre frustration à la vigueur de l’amour. C’est beau.


Passons maintenant à la concupiscence.


Concupiscence et chasteté


La concupiscence a ceci de particulier qu’elle concerne l’intimité de la personne humaine. Autant la colère est un mouvement de soi vers l’extérieur, elle sera donc plus visible et plus simple à travailler – mais pas forcément plus facile, cela dit - autant la concupiscence est un mouvement de l’extérieur vers soi, et sera donc moins visible, aussi bien du point de vue de l’éducateur que de l’enfant lui-même.


Ce sujet de l’intimité est extrêmement délicat à accompagner. On pourrait dire qu’il s’agit d’éduquer le désir de l’enfant. Le problème c’est que le désir authentique ne semble pas capable de se déployer autrement qu’en toute liberté. Cette spontanéité du désir est d’une certaine manière un élan de vie, et le risque si l’on contrarie cet élan par des règles ou des principes est de le détruire, de gâcher l’identité de la personne humaine en la forçant à revêtir un masque. Ça donne des individus sans personnalité, fades et amorphes. Voilà pourquoi, à l’instar de la colère, il ne s’agit pas tant de contrer la concupiscence que de la guider.


L’examen intérieur

Beaucoup de difficultés dans ce domaine viennent de ce que l’on pourrait appeler le syndrome de twilight, cet espèce d’engouement qu’ont les gens à entrer dans les méandres du psychisme pour élucider les intentions profondes de telle ou telle personne. On se perd rapidement dans des élucubrations farfelues qui dissimulent mal le plaisir de se tripoter le nombril. J’ai mentionné twilight comme un chef d’œuvre du genre, mais si vous regardez bien cela concerne l’immense majorité des intrigues de film, de série et de livre qu’on nous sert chaque jour. Le fait est que pour écrire une histoire il faut que l’intrigue ait un minimum de complexité, et rien de tel que les émois intérieurs du héros pour faire durer le suspense. C’est d’ailleurs ce qui distingue la littérature romantique de la littérature classique : dans la littérature classique le héros est confronté à des événements réellement tragiques, il n’est qu’un participant du vaste monde et doit faire avec les circonstances tandis que dans la littérature romantique le héros est au centre, c’est l’excitation de ses émois intérieurs qui déclenche les péripéties de l’intrigue. Dans un cas la réalité est première et cathartique, dans l’autre c’est l’émotion qui prime la réalité, il n’y a donc plus de limite à l’amour-propre.


Pour éduquer le désir, pour guider l’enfant vers la chasteté et l’aider à déployer une saine concupiscence, il est primordial d’opter pour la méthode classique et de refuser en tout temps la déviance romantique. Cela signifie que l’on va s’intéresser au désir tel qu’il se déploie dans telle ou telle circonstance, et on va éviter de parler du désir en tant que tel, hors de tout contexte. Ce sont les circonstances qui donnent corps au désir, et lorsque l’on aborde le désir en lui-même on ne fait que se fasciner pour une puissance imaginaire. C’est un flirt dangereux qui frise l’idolâtrie, parce que l’imagination libérée de tout contexte réel a pour seul point de pivot l’amour-propre.


Dans ce domaine, l’examen de conscience est absolument incontournable. Lorsque l’on s’exerce à discerner dans les événements de la journée ce qui constitue une tentation et ce qui relève d’un péché, on aère cette pièce intérieure constamment enfumée par le monde, par le malin et par le vieil homme pour y faire entrer l’air pur et la lumière. Il y a des pensées qui, lorsqu’elles surgissent, ne sont pas de ma responsabilité ; elles sont donc étrangères à mon cœur, et il y a des pensées qui, lorsque je les accueille et que je les cultive, relèvent au contraire de ma responsabilité et peuvent donc constituer un péché.


Beaucoup trop de chrétiens vivent dans une forme d’inconscience, sans jamais faire le tri dans les pensées qui viennent de l’extérieur et celles qui naissent dans leur cœur. Quand vient l’heure de prier, ils déblaient comme ils peuvent cette pièce intérieure enfumée et jonchée d’obstacles, restent le temps qu’ils peuvent puis partent en toussant. Faute de n’avoir pas pris l’habitude de faire la part des choses entre la multitude de petites tentations quotidiennes et leurs propres décisions, ils ne sont pas chez eux dans leur propre cœur. C’est de là, il me semble, que vient cette tendance à exagérer les dilemmes intérieurs et cette confusion dans le combat pour la chasteté. Attention, l’examen de conscience n’est pas tout ! Il ne s’agit pas seulement de trier, il faut aussi brûler tous les encombrants et ça, ça ne peut passer que par la confession.


En fait, l’examen de conscience ne se fait pas une fois par mois, il ne se fait même pas une fois par jour. C’est un exercice permanent qui nous rend vigilant à ce qui nous arrive. Une fois que la pièce est propre, dès qu’un peu de fumée fait mine de rentrer on le voit. C’est un moment très important où l’on considère ce qui vient de l’extérieur comme étranger à notre cœur. Ainsi, le combat est déjà identifié, à moitié gagné. Il y a dans les cœurs non exercés une forme de lascivité qui sape en amont toute velléité de résistance à la tentation. Dans ces cœurs, le péché est déjà le bienvenu, il est déjà un peu chez lui.


Tout cela pour dire que l’on peut – et l’on doit ! - être pragmatique jusque dans le combat intérieur. Attention, la lucidité et la sincérité doivent s’accompagner sans cesse de la confiance en Dieu. Le malin, lui aussi, peut s’amuser à nous rendre lucides sur l’abime de notre misère. Or on ne fait pas de la place pour le vide, à la manière zen, on fait de la place pour accueillir le Maître. Sans quoi le démon rapplique avec tous ses potes et bonjour les dégâts. C’est le sens du combat pour la chasteté, pour l’ouverture du cœur à la juste concupiscence : mettre l’amour en premier, sans partage.


La pudeur

L’amour chaste chez l’enfant tout comme chez l’adulte se traduit notamment par l’intégrité du cœur, par son unité. Cette intégrité du cœur se développe très concrètement par la pudeur, par un sens aigu de l’intimité. Ça nous amène à la grande question que se posent de nombreux parents : comment apprendre la pudeur à l’enfant ?


C’est une question très profonde, parce qu’elle implique de savoir exactement ce qui empêche l’enfant de se confondre avec l’autre, de ne faire qu’un avec ceux qu’il aime. La pudeur signale une solitude irréductible, un espace où la personne sera toujours seule avec elle-même. Ça a quelque chose de traumatisant pour l’enfant, et beaucoup luttent encore une fois arrivés à l’âge adulte contre cette réalité. Le fait est que certains parents refusent aussi de voir l’importance de cette solitude pour leur enfant, et le privent de cet espace indispensable en refusant toute distance physique ou affective avec lui.


C’est le genre d’apprentissage qui nécessite un tiers, quelqu’un pour rompre la relation à deux. Vous l’aurez compris c’est ici le rôle du père, qui aide la mère à prendre une distance raisonnable avec son enfant. Mais il ne suffit pas de donner à l’enfant un espace d’intimité pour lui apprendre la pudeur. Il faut lui montrer l’importance de cet espace par l’exemple. Attention, l’exemple qui aura le plus d’importance pour l’enfant, celui qui le marquera le plus c’est l’exemple donné par mégarde, spontanément. Il ne faut pas croire que l’enfant soit attentif uniquement à ce qu’on lui désigne. Très tôt, il a appris à faire la différence entre l’émotion naturelle, spontanément exprimée par l’adulte et une émotion démonstrative, affichée volontairement par celui-ci. Très tôt il a compris que la vraie leçon est à chercher dans l’émotion authentique, que c’est elle qui donne le plus d’information sur les hommes, sur les relations humaines et sur la vie. Cela veut dire qu’on ne donne pas l’exemple volontairement avec de beaux principes et de beaux discours, mais on le donne par nos habitudes quotidiennes de vie. Par exemple, des parents qui veulent que leur enfant se mette à la lecture et qui passent leur temps sur les écrans n’ont que très peu de chance de sensibiliser leur enfant aux joies de la lecture : ils donnent plus d’exemples à leur insu de ce qu’il ne faut pas faire (ou faire avec modération) que de ce qu’il faudrait faire.


Pour apprendre la pudeur, l’enfant doit donc être témoin des relations respectueuses qu’ont les membres de la famille entre eux, et en particulier il doit être témoin de la pudeur de chacun, de ce secret de l’intimité protégé par chacun. Il ne doit pas être témoin du contenu de ce secret, mais il doit être témoin du fait qu’il y a un secret. Ainsi, chaque mouvement de gêne face à l’impudicité, chaque geste posé pour protéger cette intimité va être un message aidant l’enfant à comprendre que le corps est sacré. Attention : pour ne pas verser dans la pudibonderie, la pudeur doit se manifester de façon naturelle, subtile et délicate. La pudibonderie est une sorte d’excès inverse de l’impudicité, elle marque tout autant l’absence d’harmonie dans la façon d’habiter son corps.


La curiosité de l’enfant

Qui dit secret dit curiosité, et c’est là aussi toute la difficulté de la situation. Dans l’article sur les Beltrame, nous évoquions cette charité si particulière de l’épouse envers l’époux qui la conduit à prévenir les occasions de chute chez l’autre en surveillant notamment sa façon de se vêtir. De la même façon, il incombe aux parents de se garder « en présence de leurs enfants de tout acte, de tout geste, de toute parole qui serait capable d'exciter en eux quelque mauvaise curiosité. »[6] Cela ne concerne pas uniquement les parents mais aussi tout l’environnement de vie des enfants, qui doit être exempt de tentations malsaines. Concrètement, le cardinal Antoniano encourage les parents - et tout particulièrement le père – à connaitre tout ce qui se passe dans la maison, pour protéger l’ambiance du foyer.


Aujourd’hui, ce genre de disposition provoquerait les sarcasmes de l’entourage, et des réflexions du genre « vous ne pourrez pas protéger vos enfants indéfiniment de la réalité ». C’est vrai qu’entre internet, les programmes scolaires et les philosophies éducatives actuelles, on peut avoir l’impression de ramer à contre-courant, voire de pédaler dans la semoule. Pourtant l’énergie que peut mettre le père à censurer les films, les livres et à interdire toute forme de vulgarité sous son toit est un témoignage édifiant de sa foi en un amour vrai, intégral, plus fort que tous ces plaisirs au rabais. Plus qu’ailleurs, il s’agit de montrer qu’on est dans le monde sans être du monde, et cela justifie la vigilance la plus complète :


« Le père de famille, gardien vigilant et soigneux du dépôt que Dieu lui a confié, c'est-à-dire de l'âme et de la pureté de ses enfants, éloignera toutes les occasions qui pourraient se présenter dans sa maison ou au dehors. Il ne se fiera pas aveuglément aux serviteurs, aux nourrices, pas même à ses propres parents, parce que les ruses du démon sont nombreuses, et qu'il tend ses filets précisément là où les soupçons paraissent le moins fondés. […]


« Il ne faudrait pas d'ailleurs que sa vigilance dégénérât en une inquiétude fâcheuse, et qu'il grondât toujours sans nécessité ; elle doit consister à établir le bon ordre dans sa maison, à prévenir et à éloigner les occasions et les personnes dangereuses, et à employer ces moyens que nous savons si bien trouver dans les affaires qui nous intéressent. Qu'il soit adroit autant que possible, modéré et discret, parce que les extrêmes ne valent rien. Quelquefois des soupçons excessifs produiraient un effet tout contraire au but qu'on se propose d'atteindre, et ils pourraient faire naître la tentation de choses auxquelles, sans eux, on n'eût peut- être jamais songé.


« Avant tout le père de famille se recommandera à Dieu, lui demandant de suivre sa volonté sainte dans l'éducation de ses enfants. Qu'il aie bon courage. Il se sentira grandement fortifié par le secours divin dont il éprouvera les heureux effets ; et l'Esprit-Saint, cet excellent maître, ce guide sûr des actions, lui enseignera, pour conduire heureusement sa nacelle au port, mille moyens que ni la langue ni la plume d'un homme ne sauraient jamais rencontrer. »[7]


Parler d’amour

Il faudra quand même, tôt ou tard, aborder concrètement le sujet avec les enfants. Là aussi c’est délicat de savoir que dire et comment le dire. Le cardinal recommande à ce sujet de ne pas trop entrer dans les détails avec les jeunes enfants, et d’attendre le bon moment :


« Quand les années auront apporté plus de maturité dans le jugement, et quand la bonne éducation aura si bien armé le jeune homme qu'il y aura moins de danger à lui découvrir en partie les ruses et la tactique de son terrible adversaire, alors seulement le père de famille pourra traiter avec lui plus à fond de la chasteté, afin de l'enflammer d'amour pour une vertu si belle, et de lui faire prendre en haine et en dégoût les plaisirs honteux. C'est surtout lorsqu'approchera le temps du mariage qu'il conviendra de l'exhorter vivement à garder avec fidélité la foi conjugale. »[8]


Par ailleurs, il ne faudrait pas passer à côté d’une discussion sur l’amour avec les enfants. Souvent on entre dans les détails « techniques » tandis que l’enfant espérait simplement comprendre un peu plus le mystère de l’amour humain, et surtout comprendre comment nous vivons l’amour, comment nous l’avons apprivoisé dans notre vie. Rien de scabreux, au contraire : ce genre de discussion est une opportunité d’aborder le fond des choses, de témoigner de sa foi vivante.


Encore une fois il s’agit de parler du désir de façon concrète, du désir tel qu’il s’exprime dans notre histoire humaine et non du désir éthéré, potentiel, fantasmé. On touche ici au cœur du réalisme chrétien, au cœur du mystère de l’incarnation lui-même : l’amour universel n’existe pas, il n’y a que l’amour de Gustave, de Jacqueline et de Gertrude. L’amour, le véritable amour, est viscéralement adressé. Il n’a rien à voir avec cet espèce d’élan frénétique qui se complait en lui-même, cet espèce d’aveuglement éperdu qui n’est qu’une fuite hors du réel.


L’érotisme et la sensualité dont la société moderne est imbibée n’ont pas d’autre effet que de faire passer le rêve avant la réalité, d’exalter celui-ci pour dénigrer celle-là. C’est un crime très grave qui nous fait désespérer de l’amour, parce que pendant que nous rêvons la relation idéale nous n’apprenons pas à rencontrer l’autre. Et rencontrer l’autre, lui faire confiance et le respecter demande un véritable apprentissage.


Conclusion


Après avoir expliqué que la colère et la concupiscence sont les deux forces de l’âme et que ces forces doivent être disciplinées et ramenées à l’obéissance par la raison, l’auteur du Traité explique que ce dressage demande « de la diligence, de l’étude et de la fatigue ». Autrement dit cela demande d’être soigneux, réactif, averti et d’avoir le goût de l’effort.


Nous avons pu voir que la colère est une bonne chose car elle donne la vigueur nécessaire pour dépasser les obstacles, c’est la force de la volonté. Toutefois, lorsque la frustration n’a pas été suffisamment travaillée la colère se déforme et devient de la fureur. Au contraire, lorsque la colère a été systématiquement étouffée l’enfant devient mol, fat, veule. Une vraie larve.


Pour équilibrer la colère, il va falloir dans un premier temps rompre la volonté de l’enfant en lui imposant une obéissance complète, sans discussion. Dans un second temps, il faudra montrer à l’enfant l’intérêt de l’autorité sur soi-même et, au-delà de la justice humaine, lui faire désirer la mansuétude. Il s’agit de lui faire comprendre que la première, la seule compétition qui vaille est celle de la charité.


D’un autre côté, nous avons constaté l’importance de la concupiscence, qui n’est autre chose que le désir du cœur. Ici aussi on a d’un côté la vulnérabilité complète de la personne à ses sens, à ses envies et de l’autre le rejet total et orgueilleux du corps à travers la pudibonderie.


L’éducation du désir est délicate, et commence par la distinction très nette entre ce qui entre dans le cœur de l’enfant et ce qui en sort, entre la tentation et l’acte libre grâce à l’examen de conscience régulier. Cette éducation passe aussi par la maitrise complète de l’environnement de l’enfant pour lui épargner les occasions de chute dans la vulgarité, et surtout par l’apprentissage de relations saines, édifiantes et respectueuses de l’intimité de chacun. Encore une fois, il est nécessaire de donner à l’enfant le modèle d’un amour authentique, concret, enraciné dans la réalité.


Cet article ne serait pas complet si nous passions à côté de l’importance vitale des sacrements - notamment de l’eucharistie -, de la prière - notamment de la dévotion à Marie -, des mortifications de l’orgueil et de la chair – notamment du jeûne -, de la formation personnelle, de l’accompagnement spirituel et de relations sociales édifiantes.


Et surtout ne tombons pas dans le panneau, la responsabilité que nous pouvons avoir au niveau de l’éducation des plus jeunes ne nous dispense en rien de poursuivre notre propre éducation dans ces domaines. Entre la colère et la concupiscence, à priori tout le monde à quelque chose à travailler. Si vous souhaitez des conseils pour grandir en chasteté en couple, je vous joins une liste dans l'annexe ci-dessous, c’est toujours bon à prendre.


Bonne semaine, et à dans quinze jours !

[1] Qui est, rappelez-vous, recommandé aux parents par le pape Pie XI dans son encyclique divini illius magistri. [2] Cardinal Silvio Antoniano, Traité de l’éducation chrétienne des enfants, éd. A. Guignard, Troyes, 1856, p.266 [3] Ibid, p. 245 [4] Ibid, p. 245 [5] Ibid, p. 248 [6] Ibid, p.278 [7] Ibid, pp. 289-291 [8] Ibid, p. 272



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