Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre un bout de chemin avec Polanyi, pour avancer dans notre compréhension de l’histoire du libéralisme depuis la Révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui. Je dis « avancer » parce que l’on va aller à l’essentiel, il y a tellement de choses à dire qu’on pourrait y passer du temps. Beaucoup de temps. Et ce ne serait pas du temps perdu. A l’instar de Frédéric Le Play, je me permettrai donc à l’avenir de ressortir Polanyi du placard à l’occasion ; d’autant que j’ai en réserve de cet auteur un second livre, au moins aussi intéressant que La Grande Transformation : il s’agit de La subsistance de l’homme, La place de l'économie dans l'histoire et la société. Ne me lancez pas sur le sujet, les éloges vont me faire digresser.
Reprenons le fil. La dernière fois, nous avons jugé les allégations des théoriciens du libéralisme à l’aune de l’histoire concrète des sociétés. Selon les premiers, le libéralisme est l’aboutissement logique de la société humaine parvenue à son plus haut degré de civilisation. Nous entendons par libéralisme la croyance en un marché libre autorégulateur, et le rejet de toute ingérence extérieure qui viendrait contrarier l’équilibre automatique de l’économie. Pour les libéraux, si l’humanité parvenait à se retenir d’intervenir d’une façon ou d’une autre dans l’économie (en supprimant toute taxe aux frontières nationales par exemple), peu à peu tout le monde y trouverait son compte et on parviendrait à une économie mondiale stable et optimisée, basée sur une division du travail à l’échelle internationale. D’ailleurs, les supporters du libéralisme brandissent un argument imparable : la richesse matérielle et les innovations prodigieuses offertes au genre humain, dont l’origine coïncide avec la Révolution industrielle, acte de naissance du libéralisme. Merci qui ?
De l’autre côté, l’histoire nous apprend qu’en réalité le concept de marché libre autorégulateur est une invention pur jus, née au moment de la Révolution industrielle, et qui n’a son pareil dans aucune société connue. Au contraire, les sociétés jusqu’à l’ère moderne prenaient particulièrement soin de brider l’économie de telle sorte que celle-ci reste un moyen, et qu’elle ne passe pas au rang de fin. Car il y a une condition inconcevable aux yeux des anciens pour que l’économie devienne une fin en soi, c’est que la terre et les hommes lui soient soumis.
Je ne sais pas si vous avez remarqué la coïncidence troublante entre l’analyse de Polanyi et celle de La Tour du Pin à ce sujet : tous deux déplorent le moment où l’argent est devenu une source d’intérêt en soi, réduisant la terre à un loyer et le travail de l’homme à un salaire. Car dès lors que les moyens de production ont été conçus à une échelle titanesque, le commerce a étendu ses bras tentaculaires sur l’ensemble de la société, poussant la question sociale à la marge. Le progrès est la préoccupation dominante, et il n’attend pas.
Polanyi note : « On croyait à la spontanéité. On y croyait jusqu’à la sensiblerie et, pour juger du changement, on cessait de s’en rapporter au bon sens ; avec un empressement mystique, on se résignait aux conséquences de l’amélioration économique, si graves qu’elles pussent être. […] Qu’il faille ralentir, si possible, un processus de changement non dirigé dont on estime l’allure trop rapide, de manière à sauvegarder le bien-être de la collectivité, voilà qui ne devrait nécessiter aucune explication détaillée. Ce genre de vérités courantes en politique traditionnelle, et qui ne faisait souvent que refléter les enseignements d’une philosophie sociale héritée des anciens, furent effacées au XIXe siècle de la pensée des gens instruits par l’effet corrosif d’un utilitarisme grossier, allié à une confiance sans discernement dans les prétendues vertus d’autocicatrisation de la croissance aveugle. » [1]
Nous nous étions arrêtés à cet endroit précis. Une fois que la monnaie, la terre et le travail ont rejoint le mécanisme du marché, « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique. »[2] Cela vaut le coup de relire un commentaire de René de la Tour du Pin à ce propos :
« De tous les régimes du travail en cours dans l'humanité, y compris le régime servile, nul ne donne moins de garantie à l'accomplissement des fins providentielles que celui dit "de la liberté du travail", qui est propre à la société moderne. La concurrence illimitée, qui en est le ressort, subordonne en effet les relations économiques à la loi dite de l'offre et de la demande, loi qui fonctionne précisément à l'inverse de la loi naturelle et divine du travail, puisque par son jeu la rémunération du travail salarié est d'autant plus faible que le besoin de la classe ouvrière est plus intense. Elle est donc absolument barbare. C'est pourtant là ce que n'ont pas encore montré les chaires dites de la Science! (note de l'auteur: on s'y indigne, au contraire, de la prétention d'un ouvrier, père de six enfants, à un gain au-dessus de la moyenne, et on trouve tout simple qu'il soit obligé par le besoin d'accepter le salaire que refuserait un célibataire). »
« Le régime de la liberté du travail n'est d'ailleurs pas plus profitable au patron qu'à l'ouvrier, parce qu'il entraine pour l'un comme pour l'autre la même insécurité par suite de la même tyrannie. Il n'est pas davantage profitable à la société, où il engendre les haines de classe et prépare les bouleversements en mettant les intérêts en antagonisme au lieu de les harmoniser. »[3]
Pour notre part, nous avons tendance à oublier la violence sociale monstrueuse qu’a provoquée la Révolution industrielle. J’avoue pour ma part que ce n’est qu’à la lecture de L’ordre social chrétien que j’ai réalisé le degré de barbarie de cette époque. Il y a deux explications à cet oubli : la première c’est que sur le continent nous avons été en deuxième ligne du bouleversement ; l’épicentre de la Révolution industrielle a été réellement la Grande-Bretagne – au point que certains auteurs estiment qu’on ne peut pas parler de « Révolution industrielle » pour nous, mais plutôt d’« industrialisation ». La deuxième explication est moins glorieuse, on la verra plus loin.
Toujours est-il qu’aujourd’hui, nous avons tendance à comprendre les méfaits de la Révolution industrielle comme des conséquences inévitables d’un changement inéluctable – et nécessaire à l’éclosion de la société moderne. La Révolution industrielle, en gros on a un peu mangé mais ça valait le coup.
Revenons à nos moutons. Je ne sais pas si vous avez remarqué un petit morceau de citation de Polanyi dans le dernier article… Le voici : « Au vrai, la société aurait été anéantie, n’eussent étés les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l’action de ce mécanisme autodestructeur. »[4] En effet, dès le départ, au moment précis où la liberté du travail s’est mise en place, des juges se sont réunis dans un petit hameau appelé Speenhamland et ont décidé de limiter la casse en établissant une sorte de salaire minimum, pour que les travailleurs aient au moins de quoi s’acheter du pain. Selon cette loi, passé un certain seuil le salaire était pris en charge par le contribuable.
Belle initiative, qui s’appelait assez explicitement le « droit de vivre ». Elle s’est répandue dans toute l’Angleterre, et a enrayé la création d’un marché du travail de 1775 à 1834. On dit chapeau. Sauf que… Ben en fait, ça a aggravé les choses : « A la longue le résultat fut affreux. S’il fallut un certain temps pour que l’homme du commun perdit tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu’il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. […] sans l’effet prolongé du système des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme. »[5]
On voit donc apparaître dès le départ cette espèce de vaine dialectique entre le libéralisme et le socialisme, entre le laissez-faire des uns et l’interventionnisme des autres : l’économie libérale, une fois lancée, ne supporte plus d’ingérence paternaliste du type qu’a suscitée la loi de Speenhamland. L’humanité a ainsi été témoin de ce paradoxe inimaginable, que la société était incapable d’aider les siens face à l’économie naissante. Selon l’auteur, ce paradoxe incroyable fit naître le positivisme chez les plus optimistes (pour qui ce mal individuel est nécessaire pour le bien de la collectivité qui sortira plus forte), et l’utilitarisme chez les plus pessimistes (où, puisque rien n’est juste, plus rien n’a de valeur en soi et tout ne vaut qu’en rapport avec l’intérêt).
L’aventure du libéralisme commence donc avec un bon traumatisme social, et une incompréhension persistante : la richesse explose, mais la pauvreté aussi : « Pendant les cent vingt ans qui séparent Bellers (1696) d’Owen (1818), la population a peut-être triplé, mais les impôts locaux ont augmenté vingt fois. »[6]
Comment comprendre cette nouvelle association de richesse et de misère ? Polanyi avance une hypothèse, qui vaut le détour. Selon lui, le niveau de vie des personnes dépend moins de leur pouvoir d’achat, que de leurs repères sociaux, de leurs cultures : « Puisque la société qui se formait n’était autre chose que le système de marché, la société des hommes courait désormais le danger d’être déplacée sur des fondations profondément étrangères au monde moral auquel le corps politique avait jusque-là appartenu. »[7] « […] Les classes commerçantes ne possédaient pas d’organe pour percevoir les dangers impliqués par l’exploitation de la force physique des travailleurs, la destruction de la vie familiale, la dévastation des milieux, le déboisement, la pollution des rivières, la déqualification, la rupture des traditions populaires et la dégradation générale de l’existence, y compris le logement et les arts, aussi bien que les innombrables formes de vie privée et publique qui n’influent pas sur le profit. »[8] « […] si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient mortellement dégradées. L’unité traditionnelle d’une société chrétienne faisait place chez les gens cossus (la bourgeoisie) au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. »[9]
Ce qui se passe finalement, c’est qu’avec l’émergence du marché du travail s’effondrent l’ensemble des repères culturels des classes sociales. Et cet effondrement est bien moins sonore : « En réalité, bien sûr, une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non plus un phénomène économique que l’on peut mesurer par des chiffres de revenu ou des statistiques démographiques. […] Ce n’est pas l’exploitation économique, comme on le suppose souvent, mais la désintégration de l’environnement culturel de la victime qui est alors la cause de la dégradation. […] l’infériorité économique fera céder le plus faible, mais la cause immédiate de sa perte n’est pas pour autant économique ; elle se trouve dans la blessure mortelle infligée aux institutions dans lesquelles son existence sociale s’incarne. Le résultat en est qu’il ne se respecte plus lui-même, et qu’il perd ses critères moraux, qu’il s’agisse d’un peuple ou d’une classe. »[10]
Il y a quelque chose de particulier ici, je pense qu’il faut nous attarder un peu sur ce point. Lorsque nous regrettons l’oblitération de la coutume et de la tradition dans la société moderne, il y a dans nos regrets à n’en pas douter une certaine mélancolie, un romantisme du passé révolu qu’on pleure en tant que passé révolu. Mais il y a aussi, et je pense que c’est de loin le plus important, le regret de ce qu’est fondamentalement une tradition ou une coutume, qu’attaque directement l’économie libérale.
Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas en l’occurrence d’un simple séisme lié à une évolution culturelle quelconque, un passage douloureux mais obligé vers une culture supérieure. C’est au contraire l’effet d’une antinomie intrinsèque entre le système libéral qui se met en place et la nature de l’homme, animal social. Il ne s’agit pas d’une nouvelle culture, mais d’une tentative d’assassinat de la culture. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit qu’il existe un lien très étroit entre l’émergence du libéralisme, la centralisation de l’Etat et l’urbanisation de la population : l’homme s’éloigne de la terre. D’abord physiquement, puis culturellement. Eugenio Corti décrit avec beaucoup d’acuité cette rupture sociale dans son livre le cheval rouge (dont nous avons parlé ici). Littéralement, la culture c’est le fait d’habiter, de plonger ses racines, c’est l’union non pas de l’homme et de la terre, mais d’un homme, d’un peuple et d’une terre bien précise.
La culture émerge donc d’une contrainte, celle d’habiter un lieu bien précis que l’on n’a pas forcément choisi. Il existe, de façon assez analogue aux privilèges dans la société médiévale dont on a parlé dans cet article, une profonde fécondité sociale dans le fait de consentir à certaines limites. La culture est certes l’adaptation d’un peuple aux spécificités d’un territoire donné, mais c’est aussi un prolongement créatif qui n’a rien de la résignation stérile : les contraintes du territoire poussent l’homme à découvrir en lui-même et par l’exemple de ses aînés des ressources inconnues. Et puisqu’il ne s’agit jamais d’une rencontre anonyme mais bien personnelle, située, la force de l’homme s’exprime de façon intégrale. L’utilité n’est alors qu’une partie du mobile de l’œuvre, qui avant tout doit avoir du sens et une qualité bien précise. Aujourd’hui, les tentatives pour bâtir une culture dans notre société occidentale s’effacent souvent au bout d’une génération tant il est vrai que le libéralisme nous a affranchit de toute contrainte spatio-temporelle. Sans le paradoxe persistant de la différence des sexes et des générations, nous aurions totalement oublié la fécondité inhérente aux frontières naturelles dans notre quête d’une liberté sans bornes.
Eloi Leclerc a une façon très belle d’évoquer la vocation essentielle de l’homme : « un « tu » dans l’intimité d’un « nous » ». C’est la vie divine, la relation trinitaire qui nous attend déjà ici-bas. Dire à mon prochain combien je le connais en tant que personne, m’adresser à lui dans le respect le plus haut de ce qui nous sépare c’est entrer dans le mystère le plus profond de la communion des personnes, au cœur de ce qui fait notre identité personnelle et commune. C’est le chef d’œuvre du mariage : des époux qui non pas malgré mais en vertu de la connaissance profonde de leurs différences s’unissent dans la confiance parce qu’ils savent que l’alliance de leurs différences les ouvre à la Vie en plénitude. C’est pourquoi le mariage n’a de sens qu’à travers son indissolubilité et la vie commune des époux, conditions qu’on pourrait qualifier de contraignantes mais dont le sens profond est de nous ramener à notre appel le plus naturel.
La dévastation morale que décrit Polanyi chez les peuples qui ont été de gré ou de force intégrés au système libéral nous donne à voir combien le fonds du problème n’est pas tant l’exploitation des hommes que leur déracinement et la perte de leurs repères culturels. A l’opposé de cette destruction produite par la société moderne, Frédéric La Play loue la mission des pères de la compagnie de Jésus au Mexique et au Paraguay auprès des populations et considère que leur œuvre de gouvernement est « une de celles qui honorent le plus l'humanité »[11] car elle s’appuie sur « l’intolérance du mal » et « l’amour des populations ». Le système libéral, dont les tenants sont focalisés sur le fonctionnement global du marché, ignore les personnes, et ne peut que briser les cultures.
Alors, comment tout cela a-t-il finit ? Quand Polanyi parle de la grande transformation, il parle ni plus ni moins que de la fin du libéralisme. Que s’est-il passé ?
Pour bien comprendre cela, il faut rembobiner un peu l’histoire économique du XIXe siècle. Si on prend la Révolution française sous cet angle, il s’agit en fait d’un énorme hold up sur la propriété des classes aisées, associé à un brassage formidable de capitaux. Assez étrangement, on observe quelques années plus tard l’émergence de la première banque internationale, un réseau de famille juive dispersé dans les capitales de l’Europe et qui n’a d’autre loyauté que son intérêt propre. La première famille identifiée par Polanyi se nomme les Rothschild, et a ceci de particulier qu’elle privilégie en tout la paix, bien meilleure pour les affaires que la guerre qui bloque le commerce. Il y a donc un réseau d’influence qui pousse les pays à faire passer le commerce avant le reste. Polanyi note deux leviers propres à la haute finance, dont elle usa plus particulièrement à partir des années 1870 : « L’étalon-or et le constitutionnalisme furent les instruments qui firent entendre la voix de la city de Londres dans de nombreux petits pays qui avaient adoptés ces symboles de l’adhésion au commerce international. » [12]
Polanyi note en effet que l’orientation politique d’un régime constitutionnel dépend tout particulièrement du budget voté[13]. L’étalon-or, pour sa part, constitue la monnaie d’échange par excellence entre les pays, dont la fiabilité dépend de sa valeur « objective ». On a donc à la fin du XIXe une jolie ribambelle de pays ligotés ensemble, tous unis en cœur. Polanyi note : « Dès 1875, les prix mondiaux des matières premières étaient la réalité centrale dans la vie de millions de paysans de l’Europe continentale ; les hommes d’affaire du monde entier enregistraient quotidiennement les répercussions du marché londonien de l’argent ; et les gouvernements discutaient leurs plans d’avenir en fonction de la situation des marchés mondiaux de capitaux. »[14] Sur le papier ça aurait dû tenir.
Sauf que concrètement, les caractéristiques économiques de chaque pays étaient disparates. Très disparates : « La théorie ricardienne du marché et de la monnaie se faisait gloire de ne pas reconnaître la différence de statut existant entre les divers pays, selon leurs différentes capacités de production de richesse, possibilités d’exportation, expérience dans le domaine du commerce, du transport et de la banque. Pour la théorie libérale, la Grande-Bretagne était simplement un atome parmi d’autres dans l’univers du commerce et se plaçait exactement sur le même pied que le Danemark et le Guatemala. En réalité, le monde ne comportait qu’un nombre limité de pays, répartis en pays prêteurs et pays emprunteurs, pays exportateurs et pays quasi autarciques, pays ayant des exportations variées et pays qui dépendaient, pour leurs importations et leurs emprunts à l’étranger, de la vente d’une marchandise unique comme le blé ou le café. »[15] Cette disparité entre pays et l’absence de division internationale du travail implique que les pays défavorisés par l’économie ne remboursaient leurs dettes souvent que sous la menace du canon, ou encore que quand les pays développés avaient besoin d’une ressource que les indigènes refusaient d’exporter, ils l’obtenaient par la force. « Il devenait d’autant plus patent que les instruments politiques devaient être employés pour maintenir en équilibre l’économie mondiale. »[16]
Dans ce contexte, l’étalon-or devient un boulet extrêmement dangereux qui fait passer les relations commerciales extérieures avant l’équilibre intérieur du pays, et lorsqu’après la première guerre mondiale les pays s’efforcèrent de rétablir leur monnaie ils sombrèrent les uns après les autres. Entre les socialistes au gouvernement qui voulaient intervenir brutalement dans l’économie sans chercher à comprendre les rouages en mouvement et les capitalistes qui resserraient leur pouvoir économique au maximum, Polanyi décrit le fascisme comme une issue libératrice aux yeux du peuple : celle de la facilité.
Ainsi périt le libéralisme : les nazis, en sentant la fin venir, profitèrent au maximum de l’effondrement du système économique international et gagnèrent une avance économique énorme sur les tenants du libéralisme coût que coûte.
Malgré tout, nous avons du mal à imaginer aujourd’hui que le libéralisme n’existe plus. La haute-finance semble avoir repris du poil de la bête, et l’interdépendance économique mondiale a été cruellement mise en valeur lors du confinement. Ceci étant, le libéralisme ne sera plus jamais aussi radical qu’il a pu l’être à ses débuts, pour peu que nous nous souvenions de son vrai visage. Et justement, l’auteur remarque avec amertume que les libéraux se sont soudain mis à nier les méfaits du libéralisme naissant : « Les critiques du libéralisme économique ont été déconcertés. Pendant soixante-dix ans, aussi bien les savants que les commissions royales avaient dénoncé les horreurs de la Révolution industrielle. […] On prenait pour un fait établi que les masses avaient été forcées à travailler dur et affamées par des hommes qui exploitaient sans pitié leur faiblesse. […] Ce dont on les accusait, c’était de l’exploitation, une exploitation sans bornes de leurs concitoyens, cause initiale de tant de misères et d’humiliation. Maintenant, on nie apparemment tout cela. Des historiens de l’économie proclament que l’ombre noire qui obscurcissait les premières décennies du système des fabriques a été dissipée. Car, comment peut-il y avoir eu une catastrophe sociale là où on trouve indubitablement une amélioration économique ? »[17]
Pour finir, je vous propose d’écouter maintenant Pie XI qui s’adresse directement à nous à travers les âges :
« Aussi Nous Nous adressons tout particulièrement à vous, patrons et industriels chrétiens, dont la tâche est souvent si difficile parce que vous portez le lourd héritage des fautes d'un régime économique injuste, qui a exercé ses ravages durant plusieurs générations ; songez à vos responsabilités. Il est malheureusement trop vrai que les pratiques admises en certains milieux catholiques ont contribué à ébranler la confiance des travailleurs dans la religion de Jésus-Christ. On ne voulait pas comprendre que la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l'ouvrier et que l'Eglise lui a explicitement reconnus. Que faut-il penser des manœuvres de quelques patrons catholiques qui, en certains endroits, ont réussi à empêcher la lecture de Notre Encyclique Quadragesimo anno, dans leurs églises patronales ? Que dire de ces industriels catholiques qui n'ont cessé jusqu'à présent de se montrer hostiles à un mouvement ouvrier que Nous avons Nous-même recommandé ? N'est-il pas déplorable qu'on ait parfois abusé du droit de propriété, reconnu par l'Eglise, pour frustrer l'ouvrier du juste salaire et des droits sociaux qui lui reviennent ? »[18]
« En même temps Dieu destina l'homme à vivre en société comme sa nature le demande. Dans le plan du Créateur, la société est un moyen naturel, dont l'homme peut et doit se servir pour atteindre sa fin, car la société est faite pour l'homme et non l'homme pour la société. Ce qui ne veut point dire, comme le comprend le libéralisme individualiste, que la société est subordonnée à l'utilité égoïste de l'individu, mais que, par le moyen de l'union organique avec la société, la collaboration mutuelle rend possible à tous de réaliser la vraie félicité sur terre: cela veut dire encore que c'est dans la société que se développent toutes les aptitudes individuelles et sociales données à l'homme par la nature, aptitudes qui, dépassant l'intérêt immédiat du moment, reflètent dans la société la perfection de Dieu, ce qui est impossible, si l'homme reste isolé. »[19]
Lisez, méditez, agissez, et à bientôt les amis !
[1] Karl Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Collection Tel (n° 362), Gallimard, 2009 (édition originale 1944), p.75
[2] Karl Polanyi, Ibid. p.126
[3] René de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, pp. 166 167
[4] Karl Polanyi, Ibid. p.127
[5] Karl Polanyi, Ibid. p.131
[6] Karl Polanyi, Ibid. p.169 Rappelez-vous, la loi de Speenhamland n’a été abolie qu’en 1834, donc les impôts représentent encore l’assistance aux pauvres
[7] Karl Polanyi, Ibid. p.176
[8] Karl Polanyi, Ibid. p.197 (On notera d’ailleurs que dans sa lucidité exceptionnelle, Polanyi associe la destruction de l’équilibre de la société à la destruction de l’ordre social chrétien.)
[9] Karl Polanyi, Ibid. p.159
[10] Karl Polanyi, Ibid. pp.226-227
[11] F. Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, cinquième édition, Alfred Mame et Fils, 1874, Tome 3, p.296
[12] Karl Polanyi, Ibid. p.34
[13] Karl Polanyi, Ibid. p.34
[14] Karl Polanyi, Ibid. p.39
[15] Karl Polanyi, Ibid. pp.287-288
[16] Karl Polanyi, Ibid. p.289
[17] Karl Polanyi, Ibid. p.226
[18] Pie XI, Lettre Encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937, §50
[19] Pie XI, Lettre Encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937, §29
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