Bonjour !
Suite au dernier point d’actualité sur l’impact du numérique dans notre quotidien, j’ai reçu bien plus de mails que d’habitude. Beaucoup de personnes ont réagi, la plupart pour dire que ça fait du bien d’en parler, et pour exprimer leur inquiétude vis-à-vis des enfants. Alors j’ai choisi de creuser un peu plus le sujet, et je suis tombé sur le dernier livre de Gérald Bronner.
Gérald n’a pas froid aux yeux. Il a lu le livre de Michel Desmurget dont je vous ai parlé la dernière fois, il a donc entendu parler de la fameuse « fracture cognitive ». Et pour son nouveau livre paru le 6 janvier 2021, il a choisi pour titre rien de moins que l’apocalypse cognitive. Bon, je ne vous cache pas que ça reste un universitaire, un maitre de conférence en sociologie qui a donc bien appris à se montrer condescendant à l’égard de la foi chrétienne. Il y a aussi cette espèce d’idolâtrie opiniâtre à l’égard de la science et de la pensée méthodique qui perturbe la lecture. Mis à part ces biais, son livre dresse un tableau intéressant de la situation actuelle. Ce qui est intéressant en particulier c’est qu’il ne s’arrête pas à la personne comme pouvait le faire Desmurget, mais il observe la société entière. Je vais essayer de vous résumer les points les plus importants de son travail.
D’abord, un constat : Nous avons énormément de temps libre. Bien plus qu’avant.
- Au début du XIXème siècle, on travaillait deux fois plus qu’aujourd’hui en France. C’est grâce à la performance croissante des outils, grâce aux réformes sociales, enfin grâce à tout un tas de trucs quoi.
- Le temps alloué aux tâches ménagères est, lui aussi, réduit grâce à la performance croissante des outils (machine à laver, bricolage, etc…)
- On dort moins qu’avant, ce qui n’est pas positif en soi m’enfin ça augmente le temps d’éveil quand même.
- L’espérance de vie a augmenté (et donc le temps libre passé à la retraite aussi).
L’auteur parait surpris du fait que les personnes n’optimisent pas tout ce temps libre pour développer leurs compétences intellectuelles. Personnellement j’ai l’impression qu’il snobe un peu rapidement les vertus désastreuses de l’oisiveté.
Ce qu’il se passe quand on augmente à ce point le temps libre c’est qu’on cherche à s’occuper. Jusque-là c’est logique, sauf qu’en l’absence de repères définis à tête reposée, l’occupation devient une fin en soi. Or quand l’occupation est prise pour objectif, on finit par se contenter des enjeux les plus insignifiants. Tout ce qui suffit à nous distraire, en somme.
Ici vient le deuxième constat de l’auteur : L’information est plus disponible à l’époque moderne, et sa quantité croît. Elle croît même beaucoup. Pour vous dire, 90% des informations disponibles ont été rédigé dans les deux dernières années. La masse d’information double tous les deux ans depuis 2013. Ce n’est plus de l’abondance, c’est de l’opulence. On l’a vu au dernier point d’actualité, c’est excessif.
Alors bien évidemment la qualité se dilue dans ce raz-de-marée planétaire, mais comme on l’a vu si notre objectif est simplement de passer le temps, inutile de s’évertuer à la fastidieuse tâche de trier ces montagnes d’information. D’autant qu’en parallèle de cette profusion on se rend compte que les personnes qui se chargeaient naguère de filtrer la qualité du flux (journalistes, experts en tous genre, etc…) disparaissent, remplacés par des amateurs moins pointus mais plus sensationnels. La Vérité se perd dans la masse, tout ce qui importe c’est de partager des émotions désormais.
En lien avec cette émulation émotionnelle, l’auteur pointe l’hypersensibilité revendiquée dans les réseaux sociaux, les blogs, et cætera. Aujourd’hui, on tient les gens pour responsables des conséquences de leurs décisions. Jusque-là, pas de soucis. Seulement l’hypersensibilité décuple les indignations, et les accusations modernes portent même sur les conséquences qui dépassent de loin ce que la personne pouvait décemment prévoir à l’origine. Par exemple, on se met à critiquer des figures historiques à l’aide des critères modernes de bien-pensance. Sans faire aucun effort de reconstitution du passé, on se met à juger sans aucun recul.
L’indignation est une façon de se mettre en valeur, de légitimer sa posture sociale. Dans ce contexte, la palme d’or de la légitimité revient dorénavant au statut de victime, qui bénéficie d’une espèce d’immunité au milieu de toute la hargne des échanges qui passent par internet. C’est un statut protégé et désirable, qui tourne parfois à la compétition. Bref, on se mord la queue en aboyant sa mauvaise foi plus fort que les autres pour cacher sa propre culpabilité de n’être pas parfait.
En somme, nous avions vu l’impact que peuvent avoir les nouvelles technologies de communication sur les enfants avec Monsieur Desmurget. Aujourd’hui, Gérald Bronner survole notre situation générale, et nous permet de comprendre que les enjeux de notre condition sont en train de nous filer entre les doigts par manque de recul vis-à-vis des technologies. En réduisant la temporalité à néant par la profusion matérielle et virtuelle, nous avons perdu le sens de la nécessité.
Or nécessité fait loi, autrement dit la nécessité est la pierre sur laquelle butte notre raison, le point d’origine depuis lequel nous sommes obligés de réfléchir sur le monde, sur la vie, sur nous-mêmes. La nécessité force en nous la cohérence. C’est par nécessité qu’une famille est solidaire, par exemple. C’est par nécessité que saint Paul arpente le monde pour évangéliser la Terre. Sans la nécessité, nous sommes réduits à être des dilettantes blasés, dépourvus d’enjeux et sans aucune conviction.
Le truc avec la nécessité c’est qu’elle ne s’invente pas, c’est une limite que nous fixe l’existence. On peut essayer de la copier, mais c’est comme copier le désespoir : les enjeux de notre action ne seront pas aussi vitaux. En revanche, par le discernement on peut réaliser qu’une nécessité en amène une autre. Ainsi, on réalise combien notre salut nous est nécessaire, et donc que notre conversion et notre attachement à Dieu sont nécessaires, et donc que la prière est nécessaire. Vous comprenez donc combien la nécessité nous permet de hiérarchiser les priorités.
La nécessité existe, mais nous pouvons ne pas la voir. C’est toute la force de la spiritualité franciscaine : par la pauvreté on retrouve la nécessité, et on la suit jusqu’à Dieu. Cela ne veut pas dire que l’opulence ne peut pas exister dans notre tête, mais le fait de la refuser dans son aspect matériel permet de déblayer une bonne partie du problème. C’est toute la force aussi d’un examen de conscience régulier : on dépose nos crasses, nos fautes, on reconnait quand nous avons ignoré ou négligé la nécessité de vivre en Dieu.
Il y a un lien très étroit entre la nécessité et l’acte de foi : c’est le très beau passage où Pierre marche sur l’eau. Il faut réussir à comprendre que pour nous la foi est aussi vitale que pour cet apôtre qui marche sur les abysses, les yeux rivés sur son Seigneur. Ce qui est très instructif en l’occurrence, c’est que Pierre ne se lance pas immédiatement sur les flots. Il demande d’abord au Seigneur de l’appeler. C’est une très bonne méthode, de demander au Seigneur de faire surgir en nous la nécessité de la foi.
Le sens de la nécessité nous donne l’autorité d’agir, une autorité incomparablement plus forte que lorsque l’action est simplement suscitée par une envie passagère. Cela peut paraître lourd, un peu fataliste comme vision des choses. C’est quand même dramatique, d’agir par nécessité. Ça fait désespéré. Cela dit, de comprendre la nécessité de Dieu, de comprendre qu’Il est, cela rend bien légères nos autres priorités. En regard de l’importance de Dieu, notre vie devient presque futile. Donc non, le sens de la nécessité ne conduit pas au jansénisme, mais plutôt à l’insouciance, à ce que saint Ignace appelle l’ « indifférence ».
Il s’agit donc de ne pas laisser cet environnement de profusion technique nous voler le sens de la nécessité. Ce sens se nourrit de notre propension à l’adoration, à passer du temps en Dieu.
« Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » Lettre de Saint Paul aux Romains 12, 2
En résumé, nous sommes dans une mer immense, nivelée de toutes parts. Dans le monde, l’intelligence et la raison ne prévalent plus tellement. C’est dorénavant l’émotion, le ressenti qui fédèrent l’opinion. Il faut du courage pour garder le cap, il n’en a jamais fallu autant pour trouver son chemin. Il s’agit donc de déblayer notre intelligence, afin de nous rendre disponibles à la Vérité. Parce qu’aujourd’hui, choisir de ne pas utiliser un outil (ou même de ne pas l’utiliser en permanence) n’a jamais été aussi engageant. C’est paradoxal : si on ne pose pas un choix ferme, on se retrouve avec un smartphone en main, par exemple.
Choisir en connaissance de cause implique d’entrer dans la résistance. Il ne s’agit pas d’une résistance réfractaire à toute nouveauté, agissant contre une opinion quelconque, mais c’est d’abord une résistance contre notre propre inconscience, la plus grande menace qui soit. Car il faut le dire, nous sommes inconscients des risques que l’utilisation des nouveaux outils numériques implique. Nous ne prenons pas assez de recul vis-à-vis d’eux. Il faut que nous réfléchissions sur la technique, sur comment utiliser les outils que nous avons à disposition pour ne pas nous perdre. Parce que se perdre est trop facile aujourd’hui.
Il est bon de découvrir dans notre aventure un grand frère, Jacques Ellul. Mais j’ai trop parlé, les articles ci dessous vous aideront mieux que moi à le découvrir. Sachez seulement qu’il contrebalance admirablement la vision de Gérald Bronner (qui reste intéressante à plusieurs points de vue quand même). Jacques met de l’humanité là où Gérald se cantonne aux statistiques. Le premier article, Redécouvrir la pensée de Jacques Ellul, pionnier de la décroissance est assez abordable. Le deuxième, La conception de Jacques Ellul, est un peu plus fastidieux mais entre davantage dans les détails.
Lisez, méditez, agissez !
Bonne semaine,
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