Bonjour !
Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’extrait d’un livre publié en 1903. L’auteur, Jack London, a lui-même connu l’aventure de la ruée vers l’or. Nous parlerons de l’écrivain dans deux semaines, pour l’instant je vous propose une pépite, extraite directement du Yukon.
Bonne lecture, et bonne semaine !
« Un jour, à l’« Eldorado Saloon », lieu de réunion bien connu des chercheurs d’or de l’Alaska, les hommes buvant et fumant vantaient les mérites de leurs chiens respectifs.
— Le mien est capable de traîner à lui seul un poids de six cents livres, disait l’un, ne mentant que de moitié.
— Et le mien en tirerait bien sept cents, dit Matthewson, un des nababs de l’endroit.
— Sept cents ? fit Thornton. Buck en traînerait mille !
— Oui-da ? ricana le nabab jaloux. Il est si fort que ça ? Et sans doute il serait capable de faire démarrer mon traîneau qui est là fixé dans la neige, peut-être même de le tirer à lui seul sur un parcours de cent mètres ?
— Tout à fait capable, répéta tranquillement Thornton.
— Eh bien, dit Matthewson, en articulant très haut sa proposition, afin que chacun pût l’entendre, je parie mille dollars qu’il ne le fait pas ; et les voilà !
Il déposait en même temps sur le bar un sac de poudre d’or roulé et gonflé comme une saucisse.
Il y eut un silence. Thornton se sentit rougir : sa langue l’avait trahi.
Très sincèrement, il estimait que son chien était de force à traîner un poids semblable, mais il n’avait jamais mis sa vigueur à pareille épreuve. De plus, les trois associés étaient loin de posséder la somme engagée. Il fallait pourtant se décider ; on attendait sa réponse.
— Mon traîneau est à la porte avec vingt sacs de farine de cinquante livres chacun, dit Matthewson avec un rire brutal. Ne vous gênez donc pas !
Thornton gardait un silence préoccupé, cherchant une excuse, quand ses yeux errants s’arrêtèrent sur le visage d’un vieux camarade, Jim O’Brien, un autre roi de l’or de la région. Cette vue lui rendit tout son sang-froid, et, se dirigeant vers lui :
— Pouvez-vous me prêter mille dollars ? lui demanda-t-il.
— Sûr, répondit O’Brien en déposant près du sac de Matthewson un autre sac non moins rebondi. Mais je crains bien, John, que la bête ne réussisse pas.
En un clin d’œil, les occupants de l’Eldorado se répandirent dans la rue pour assister à l’épreuve ; les tables furent désertées, joueurs et croupiers sortaient en masse pour voir le résultat de la gageure et parier eux-mêmes. Quantité d’hommes couverts de fourrures entourèrent le traîneau, chargé de ses mille livres de farine, qui stationnait depuis deux heures devant la porte, avec un froid de soixante degrés au-dessous de zéro.
Les patins avaient gelé sur la neige durcie ; on pariait deux contre un que Buck ne l’ébranlerait pas. Une contestation s’éleva sur le mot « démarrer » ; O’Brien prétendait que c’était le droit de Thornton de dégeler d’abord les patins, laissant Buck tirer ensuite ; Matthewson affirmait avoir compris dans son pari le brisement de la glace sous les patins gelés. La majorité des hommes présents lui ayant donné raison, les paris contre Buck montèrent de un à trois, personne ne le croyant capable d’un pareil tour de force. Thornton, en voyant le traîneau attelé de dix chiens que Buck devait remplacer tout seul, se repentait de plus en plus d’avoir parlé si vite. Matthewson triomphait.
— Trois contre un ! criait-il. Je vous donnerai un autre billet de mille à ce compte-là, Thornton. Voulez-vous ?
Mais ce défi avait réveillé en Thornton l’esprit de combat, et il était décidé à tenter l’impossible. Il appela Hans et Peter, dont les bourses réunies n’arrivèrent qu’à former un total de deux cents dollars : cette somme constituait tout leur avoir, mais ils n’hésitèrent pas à l’engager contre les six cents dollars de Matthewson.
Les dix chiens furent dételés, et Buck tout harnaché les remplaça au traîneau. On eût dit qu’il avait saisi quelque chose de la surexcitation générale, qu’il se sentait à la veille de tenter un grand effort pour le maître adoré. Des murmures d’admiration s’élevèrent à la vue de ses formes superbes. Il était merveilleusement « en forme » ; pas une once de chair superflue ; son poil lustré reluisait comme du satin ; sur son cou et ses épaules, sa crinière se hérissait, ondulant à chaque mouvement ; sa large poitrine et ses fortes pattes étaient proportionnées au reste du corps. Et les connaisseurs ayant palpé les muscles qui saillaient sous la peau en fibres serrées, et les ayant trouvés durs comme du fer, les paris redescendirent à deux contre un.
— Pardieu, monsieur, dit à Thornton un richard de Shookum-Bench, je vous en offre huit cents dollars avant l’épreuve, huit cents tel qu’il est là.
Thornton secoua la tête et vint se placer près de Buck.
— Vous ne devez pas être à côté de lui, protesta Matthewson. Franc jeu, et de la place !
La foule se tut ; on n’entendait que les voix des parieurs offrant Buck à deux contre un ; mais les vingt sacs de farine pesaient trop lourd pour que les assistants se décidassent à délier les cordons de leur bourse.
Thornton s’agenouilla près de Buck, lui saisit la tête à deux mains, pressant sa joue contre la sienne, et, tout bas, il murmura :
— Fais cela pour moi, Buck, pour l’amour de moi !…
Et Buck gémit d’ardeur réprimée.
La foule les examinait curieusement ; l’affaire devenait mystérieuse, cela tenait de la sorcellerie. Quand Thornton se releva, Buck saisit avec ses dents la main de son maître, et la mordit légèrement : c’était une réponse muette et un message d’amour. Thornton recula lentement.
— Maintenant, Buck ! dit-il.
Buck tendit les traits, puis les relâcha de quelques centimètres, ainsi qu’il avait appris à le faire.
— Haw !…
La voix de Thornton résonna dans le silence intense.
Buck, obliquant vers la droite, fit un mouvement en avant, et un bond qui tendit soudain les traits, puis il arrêta net son élan. Le chargement trembla, et sous les patins on entendit un pétillement sonore.
— Gee !… commanda Thornton.
Buck recommença la manœuvre à gauche. Le pétillement devint un craquement, le traîneau remua, les patins grincèrent et glissèrent de quelques centimètres. La glace était brisée ! Les hommes retenaient leur respiration.
Alors vint le commandement final :
— Mush !
La voix de Thornton retentit comme un coup de clairon. Buck fit un pas en avant, raidissant les traits, son corps tout entier tendu dans un effort désespéré ; sous la fourrure soyeuse, les muscles se tordaient et se nouaient comme des êtres vivants ; la large poitrine rasait la terre, les pattes se crispaient fiévreusement, les griffes creusaient dans la neige durcie des rainures profondes. Le traîneau oscilla, trembla, parut s’ébranler. Une des pattes de l’animal ayant glissé, un des spectateurs jura tout haut ; puis le traîneau, par petites secousses, fit un mouvement en avant et ne s’arrêta plus, gagnant un centimètre… deux… dix !
Sous l’impulsion donnée, la lourde masse s’équilibrait, avançait visiblement. Les hommes, haletants d’émotion, se reprenaient à respirer ; Thornton courait derrière le traîneau, encourageant Buck par de petits mots brefs.
La distance à parcourir avait été soigneusement mesurée, et quand le bel animal approcha de la pile de bois qui marquait le but, une acclamation se fit entendre qui se changea en clameur, lorsque, ayant dépassé les bûches, il s’arrêta net au commandement de son maître. Les hommes enthousiasmés, y compris Matthewson, jetaient en l’air chapeaux et gants fourrés.
Agenouillé près de Buck, Thornton, rayonnant, avait pris à deux mains la tête du molosse, et, la secouant rudement, lui administrait la suprême récompense, accompagnée d’une volée de ses meilleurs jurons.
— Monsieur, bégayait le nabab de Shookum-Bench, je vous en donne mille dollars, monsieur, entendez-vous ? Mille dollars… douze cents !
Thornton se releva ; ses yeux étaient mouillés de larmes qu’il ne songeait pas à cacher.
— Non, monsieur, non, répondit-il au roi de Shookum-Bench. Allez au diable, monsieur ; c’est tout ce que j’ai à vous répondre !
Buck ayant saisi entre ses dents la main de Thornton penché sur lui, la pressait avec tendresse ; et les spectateurs, discrets, se retirèrent pour ne pas troubler le tête-à-tête des deux amis. »[1]
[1] Jack London L’Appel de la forêt, La Renaissance du livre — Éditions Marcel Daubin, 1948 pp. 151-160.
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