Bonjour !
La dernière fois, dans cet article, nous avons parlé de la vocation en tant que différence, en tant que solitude, et en tant que source de fécondité dans notre rapport à la création. En parlant de vocation, nous avons parlé de notre relation personnelle avec Dieu, mais aussi de notre relation conjugale, parentale, familiale, paroissiale, et sociétale devant Dieu. Nous avons parlé de beaucoup de choses.
Aujourd’hui, j’aimerais que nous nous penchions sur la vocation de la famille. Parce qu’il y a un truc qui me chiffonne au sujet de nos petites familles cathos.
La solitude en héritage
Voilà : aujourd’hui, même dans les familles les plus « équilibrées » - pour ce que cela signifie -, voilà comment ça se passe à peu de choses près : les (futurs) parents se marient, ils s’installent, ils ont si Dieu le leur permet des enfants. Ceux-ci grandissent, la famille se déploie et peu à peu, lorsque les enfants deviennent majeurs, ils quittent le nid. Les parents se retrouvent finalement seuls au quotidien, ils s’installent donc dans un lieu plus adapté à la vie à deux, et coulent des jours heureux. Jusqu’à ce qu’une assistante sociale leur parle du redoutable seuil d’autonomie, et qu’on les conduise bon gré mal gré dans un EPHAD plus ou moins confortable. La suite vous la connaissez.
Après avoir tenté d’aborder le sujet autour de moi, j’ai fini par me dire qu’après tout, si cela semble normal même aux parents, c’est peut-être moi qui me fais des idées. Pour résumer, la famille dure une vingtaine d’années, puis elle renaît par la génération suivante en laissant à chaque fois derrière elle le couple fondateur, un peu comme une étoile à court de carburant qui, après avoir donné sa lumière, fini par rabougrir en une naine blanche dérivant dans l’espace. Il y a une certaine poésie dans tout cela.
Mais nous ne sommes pas bouddhistes, et nous chrétiens savons à quel point est illusoire la notion de cycle perpétuel : nous avons une histoire, la création a une histoire, et cette histoire a une fin glorieuse qui n’a rien à voir avec la stagnation qu’implique une vision cyclique de l’existence. Nous sommes attachés au temps, qui détient le secret de notre espérance la plus profonde. Avec Caillois, nous clamons haut et fort que Sisyphe sur sa montagne se faisait les muscles. Car en refusant le reset périodique, nous affirmons que chaque instant est inscrit dans l’éternité, dans une sculpture que rien ne pourra jamais effacer ou recommencer. Chaque instant compte.
Cela permet de faire de jolis poèmes, mais cela permet surtout d’entrer dans le temps, de réaliser par exemple la valeur d’une œuvre, d’un lieu, d’un objet patiné par les jours. Cela permet de donner une autre portée à nos actions, une portée qui dépasse notre échelle de temps. Voilà l’énigme des cathédrales, le secret de ces artisans minuscules attelés à une entreprise titanesque : nos actions ne sont pas faites pour ricocher à la surface du temps, elles sont faites pour entrer dans ce mystère. Cela implique forcément d’accepter une part d’inconnu, une part de souplesse, ce dont nous avons perdu l’habitude…
…Et pourtant. Nous ne désirons pas autre chose, nos mains elles-mêmes s’offusquent de n’avoir que du plastique et de l’éphémère à toucher quand elles sont faites pour le bois, la pierre, la terre et l’acier, pour ce qui dure. Nous n’avons cure du capital, ce que nous voulons c’est du patrimoine, un héritage à chérir et à sculpter, un édifice enraciné qui a un sens et qui porte le message de l’éternité.
Si c’est là le désir qui coule dans nos veines, que s’est-il passé ? Qui nous a poussé dans ce tobogan sans fin, qu’est-ce qui a rompu la chaîne séculaire pour ne nous livrer en héritage que la solitude ?
Frédéric Le Play, dont nous avons parlé la dernière fois dans cet article, aborde le sujet. Selon lui, cette rupture a eu lieu lorsque l’Etat est intervenu dans le régime de succession des citoyens.
La tentation pour le gouvernement d’ingérer dans les affaires des citoyens pour influer sur la gestion des richesses privées se heurte, selon l’auteur, à la « tacite coalition des intéressés » : impossible de s’immiscer dans les affaires privées par ce biais. En revanche, une fois que le propriétaire est décédé, alors là c’est open bar : l’Etat bénéficie du soutien de toutes les personnes, fonctionnaires ou héritiers, que sa réforme est susceptible d’avantager.
L’appât du gain est un redoutable moteur de changement (et de désorganisation), d’autant que le principal intéressé n’a plus son mot à dire. Voilà ce qui amène Le Play à déclarer : « Les testaments, plus que tout autre acte de la vie civile, ont fourni aux gouvernements le moyen de dominer les peuples. […] les régimes de succession, plus que les autres institutions civiles, ont le pouvoir de rendre fécondes ou stériles la propriété et les familles de propriétaires. »[1]
Concrètement, Le Play observe trois types de succession :
« Les innombrables régimes de succession […] se rattachent à trois types principaux. Tantôt le législateur veut contrarier l'effet des volontés individuelles ; et il s'inspire alors de deux tendances contraires. Dans un cas, il exige que le bien de famille soit transmis intégralement aux générations successives ; dans l'autre, il impose le partage indéfini de ce même bien. Tantôt, au contraire, et c'est notamment ce qui a lieu chez les nations jouissant au plus haut degré de la liberté civile, il laisse au propriétaire le pouvoir de choisir le régime de transmission qui lui convient. […] j'appellerai le premier régime Conservation forcée, le second Partage forcé, et le troisième Liberté testamentaire. »[2]
Le régime de conservation forcée
Le régime de conservation forcée est imposé par l’Etat pour stabiliser la société en fondant des familles souches : « N'ayant point une complète confiance dans la sagacité et la prévoyance des pères de famille, [les gouvernements d’ancien régime] ont prescrit le système de succession qui leur semblait le plus propre à assurer le bien-être des individus et à maintenir les traditions de l'État »[3], autrement dit le régime de conservation forcée, qui prenait la plupart du temps la forme du droit d’aînesse, l’aîné conservant la propriété et perpétuant l’entreprise familiale.
Le Play commente ensuite les effets de ce régime de succession :
« Ce premier régime de succession a souvent produit, dans la vie privée comme dans la vie publique, les avantages qu'en attendaient les législateurs. Le père de famille travaillait avec activité, jusqu'à sa mort, à la prospérité d'un établissement qu'il devait transmettre intégralement avec son nom aux générations suivantes ; et celles-ci, lorsqu'elles héritaient en même temps des vertus du fondateur, trouvaient dans ce régime une source permanente de considération et de bien-être. La force de ces traditions suppléait jusqu'à un certain point à l'insuffisance momentanée de quelques héritiers, en attendant que des successeurs plus habiles vinssent relever de nouveau l'institution. De cette souche incorporée au sol sortaient de nombreux rejetons. Ceux-ci, soutenus par la richesse, l'influence et la renommée de la famille, placés par conséquent dans de meilleures conditions que le fondateur de la race, créaient constamment de nouvelles maisons dans la métropole et dans les colonies. »[4]
L’auteur note toutefois : « En réduisant le propriétaire à la condition d'usufruitier, la Conservation forcée tend à affaiblir, en principe, le droit de propriété. Elle restreint l'autorité des pères de famille en les privant de la faculté de récompenser ou de punir. Enfin elle peut, malgré le vœu des intéressés, attribuer de grandes fortunes à des hommes indignes de leur situation. […] Les meilleures constitutions sociales de l'Europe actuelle se sont lentement élaborées sous l'influence de ce système d'hérédité. Cependant il est justement délaissé par les civilisations modernes ; non pas, comme on l'allègue souvent chez nous, parce qu'il est aristocratique, mais parce qu'il devient scandaleux quand la vertu ne se transmet pas avec la richesse, et surtout parce qu'il est toujours contraire à la liberté. »[5]
Le régime du partage forcé
Le Play explique que le régime du partage forcé des biens est très rarement appliqué sous sa forme « la plus absolue », c’est-à-dire lorsque aucune disposition testamentaire ne peut limiter la division de l’héritage, ou les biens concernés par cette division. Et figurez-vous que le 7 mars 1793, ce régime a été établi chez nous. Sous cette forme radicale. L’auteur note : « je n'ai jamais entendu dire que le Partage forcé ait été poussé jusqu'à cette limite extrême chez aucun autre peuple civilisé »[6]. Nouveau record de la Révolution, champion ! A son époque, il n’existait pas de terme pour désigner ce type de régime de succession, Frédéric Le Play a donc inventé le terme de « partage forcé » qui n’a toujours pas trouvé d’autre nom, puisque personne n’en parle sous cet aspect. Ce qui en dit long.
L’auteur précise : « En France, […] le Partage forcé s'applique à toutes les natures de biens, aux immeubles comme aux meubles, à ceux que le propriétaire a reçus de ses pères comme à ceux qu'il a créés par son travail ; il attribue, sans distinction de sexe, des parts égales à tous les enfants du propriétaire défunt. »
Pourquoi avoir mis en place ce régime de partage forcé des biens ? « Les législateurs de la Révolution ont voulu […] priver systématiquement les familles rurales des avantages de la transmission intégrale ; et annuler ainsi, par un procédé moins odieux que celui de la confiscation, des influences qui portaient ombrage aux pouvoirs dirigeants. Cette œuvre de destruction a été elle-même provoquée par le désir de rompre la tradition nationale conservée jusqu'alors par ces familles. »[7]
L’auteur explique que les régimes de partage forcé constituent de véritables « machines de guerre dirigées contre certaines classes de la société » : « La plupart des hommes d'État qui ont provoqué dans nos assemblées révolutionnaires l'établissement du Partage forcé, ont déclaré que pour atteindre leur but, c'est-à-dire pour dissoudre l'ancienne société, il fallait d'abord ruiner l'autorité des pères de famille, gardiens naturels de la tradition nationale. C'est sous cette inspiration que la Convention vota, le 7 mars 1793, l'abolition du droit de tester. […] La loi du 7 mars de cette année jeta immédiatement un tel désordre dans les familles, que plusieurs membres de la Convention s'efforcèrent de la faire abroger : ils échouèrent dans ce dessein devant la résistance de quelques membres qui prétendirent démontrer que l'intérêt des familles ne pouvait se concilier avec le succès de la Révolution »[8]
Le Play se penche ensuite sur les conséquences concrètes du partage forcé. C’est l’occasion de voir comment le patrimoine familial et la famille sont malmenés par ce régime de succession :
« […] le travail perd la continuité qui est un de ses caractères les plus utiles. Le père n'a plus le pouvoir de conserver l'établissement qu'il a fondé, parce que tous ses enfants tirent de la loi le droit de s'en partager les lambeaux. Cette intervention du législateur jette dans la vie privée une instabilité dont les inconvénients varient selon la situation des familles […]. Dans les conditions ordinaires, la prévoyance du père s'emploie à créer pour la fin de sa vie des moyens d'existence indépendants de l'établissement qu'il a créé. Quand la vieillesse approche, il doit vendre son bien, son atelier ou son commerce ; et il va, en général, jouir de sa fortune et d'un repos forcé, au milieu des distractions des villes. Sachant que la source de prospérité de la famille sera promptement tarie par cette retraite prématurée, il ne peut sous ce régime assurer le bien-être de ses descendants qu'en en limitant le nombre par une stérilité systématique. Les enfants ne restent guère dans la condition du père qui ne peut assurer à aucun d'eux la transmission simultanée du nom et de la profession : ils ne peuvent donc plus compter, dans le cours de leur carrière, sur l'appui de la maison d'où ils sont sortis. Les époux, quand est venue la vieillesse, ont perdu leurs parents et ont vu leurs enfants s'établir tous en dehors du foyer domestique : ils sont donc condamnés à mourir dans l'isolement. Le retraite du père avait déjà rompu brusquement les traditions du travail et de la propriété : sa mort détruit complétement les traditions de la famille. »[9]
Si vous le souhaitez, je vous mets en note un extrait où l’auteur décrit avec plus de précision les périls liés au régime de partage forcé.[10]
Pour résumer, le partage forcé jette en pâture aux enfants l’œuvre de leur père, et si celui-ci veut limiter les dégâts du partage forcé sur son héritage, il n’a d’autre choix que d’engendrer le moins d’enfants possible.
Le régime de la liberté testamentaire
Le Play décrit ensuite les effets du troisième régime, celui où le père de famille est libre de discerner ce qu’il lègue, à qui et comment :
« La Liberté testamentaire assure aux familles et à l'État les avantages résultant de la transmission intégrale des biens, sans donner prise aux abus du droit d'aînesse et aux désordres du Partage forcé. Elle fortifie surtout l'autorité paternelle, et forme, à ce titre, une véritable institution sociale, sans laquelle on ne pourrait désormais conjurer la corruption engendrée par la richesse et par l'oisiveté des jeunes gens. […] La Liberté testamentaire exerce, sur le principe même de la propriété, une action non moins bienfaisante que celle qui vient d'être signalée au sujet des personnes : elle imprime évidemment aux propriétaires un caractère plus vénérable et plus digne. Les droits conférés par le père exprimant sa volonté suprême, sont en effet plus sacrés que ceux qui dérivent d'un système forcé de transmission. Le testament, acte de discernement et d'amour, réussit mieux qu'une loi banale et uniforme à organiser et à choisir le personnel des propriétaires, et par suite à inculquer dans les esprits le respect dû à la propriété. »[11]
C’est donc le sens même de la propriété individuelle qui est affecté par le régime de succession en vigueur. Lorsque l’Etat impose un régime de succession, lorsqu’il fait de l’ingérence dans la gestion des biens privés, il encourage une certaine idéologie, bien toxique :
« Je m'explique ainsi que, malgré l'extrême facilité laissée par les Anglais et les Américains du Nord à la propagation des idées fausses, le principe de la propriété individuelle n'ait jamais été sérieusement contesté chez eux, en présence de la Liberté testamentaire ; tandis qu'il est l'objet d'attaques, tantôt sourdes, tantôt vives, mais toujours renouvelées, partout où la loi impose le système de succession. […] Il n'existe à vrai dire, en dehors de la Liberté testamentaire fondée sur la coutume […], aucun terrain solide pour asseoir le droit de propriété ; et le communisme se trouve nécessairement en germe dans toutes les théories tendant à contraindre, en quelque sens que ce soit, la volonté des propriétaires.
« Comme je l'ai expliqué précédemment, l'usage du testament procède de l'esprit d'initiative individuelle et du dévouement au prochain. L'expérience enseigne que ces aptitudes ont une intime connexion avec la liberté civile et politique ; donc celle-ci est impossible, tant que la Liberté testamentaire est interdite aux citoyens. »[12]
Conclusion
Laissons Le Play conclure. Je ne vous livre qu’une partie de sa conclusion, vous retrouverez la version complète -qui vaut vraiment le coup d’être lue- aux pages 257 et suivantes du tome 1 de la Réforme Sociale.
« Depuis le règne de Louis XIV, nous nous attachons de plus en plus à l'opinion qu'il n'appartient pas aux propriétaires de régler la transmission de leurs propres biens ; nous nous persuadons que l'État doit intervenir, non-seulement pour subordonner la propriété privée à des intérêts publics dont le cercle ne cesse de s'étendre, mais encore pour répartir la richesse entre les individus, selon des convenances politiques et conformément à des règles uniformes qu'on prétend tirer de l'équité et de la raison. Assurément la nature et la justice commandent à chaque père de famille d'assurer, autant qu'il dépend de lui, le bonheur de tous ses enfants ; mais nous concluons à tort que la loi doit y pourvoir par des prescriptions absolues, à l'aide d'une procédure savante et avec le concours d'une armée de fonctionnaires chargés de présider à la répartition.
« … [Les peuples qui pratiquent la Liberté testamentaire] constatent que la coutume universelle qui attribue l'héritage aux enfants est la manifestation spontanée d'un des instincts les plus puissants de l'humanité, l'amour des parents ; que cet instinct se fait jour quand le législateur a le bon sens de s'abstenir ; que la transmission des biens s'opère alors dans les conditions qui conviennent le mieux à chaque classe de la société, à chaque profession, à chaque famille. […] Le père qui fixe le sort de ses enfants, désigne lui-même la part de chacun avec une connaissance du sujet et une sollicitude qu'on ne saurait attendre d'un magistrat ou de tout autre officier public. »[13]
Après avoir affirmé la supériorité et l’équilibre de la liberté testamentaire, l’auteur s’attaque aux critiques qu’on pourrait faire à ce régime de succession. En étudiant le cas d’un enfant indigne, l’auteur nous révèle une facette très intéressante de la responsabilité civique : c’est en agissant vertueusement que l’on devrait croître en responsabilité. Un principe oublié depuis longtemps par chez nous…
« … Un père ne blesse […] pas la justice ; il lui rend au contraire hommage, lorsqu'il prive de son héritage un enfant vicieux. Il raffermit en outre l'ordre moral en employant son autorité de législateur domestique à propager ce salutaire principe que les avantages sociaux doivent être le prix de la vertu. »[14]
L’égalité des peuples, une question de liberté
Dans le dernier article, nous avions fait la différence entre deux politiques visant l’égalité entre les hommes.
La première commence directement par l’égalité, elle commence par manger la viande avant de manger les épinards. En détruisant toutes les différences, elle distribue avec frénésie tout à tous en parts égales. C’est beau, c’est fort, c’est Républicain avec un grand R.
La deuxième, elle, prend l’égalité comme objectif, et non comme point de départ. Autrement dit, elle cherche le moyen de garantir à chaque membre de la société une place à sa mesure. L’égalité n’est alors pas vue de la lorgnette de l’individu, abstraction faite de son milieu, mais du côté de la communauté. Ce faisant, elle se rapproche du principe de justice.
Le fait est qu’aucun système ne peut atteindre une organisation aussi souple, un fonctionnement aussi organique, vivant, sans s’appuyer sur la liberté individuelle des citoyens par le biais du principe de subsidiarité, et se défaire donc de tout fonctionnement systémique.
Nous savons depuis un certain temps que les dernières atteintes de l’Etat à la liberté d’enseignement (à travers l’interdiction de l’école à la maison et la réduction des aides publiques aux écoles privées) constituent un abus. Nous savons dorénavant que le régime de partage forcé des biens instauré en France l’est tout autant. Malheureusement, à peu près comme pour la liberté d’enseignement, l’atteinte à notre liberté testamentaire par l’Etat est passée inaperçue, comme le remarque Le Play :
« … ce qui m'étonne le plus en arrivant au terme de ces études, c'est de constater que l'importance de cette réglementation n'a guère été signalée par les écrivains modernes. Éclairée, en général, sur les autres conditions de l'ordre et du progrès dans la propriété et la famille, l'opinion publique cède, sur ce point, à des erreurs et à des préjugés qui sont, pour notre pays, la source de maux incalculables. »[15]
Ces abus nous interpellent, ils indiquent un rapport déséquilibré entre la société et la personne. Rappelons ce qu’explique Jean Daujat vis-à-vis de ce rapport : « Le bien commun au service duquel est la société n'est pas un bien étranger aux individus pour lequel ils seraient utilisés comme des instruments : ce serait là une grave erreur collectiviste ou totalitaire. »[16]
Toutefois, ne tombons pas dans l’excès inverse : la liberté individuelle comporte elle aussi un risque, car nous avons besoin de la société : « L'individu, ne pouvant avoir par lui seul son complet développement humain, est naturellement "membre de la société" [...] et par conséquent "ordonné à la société comme un membre au tout" […] C'est là ce que n'a pas compris l'individualisme. »[17] Par exemple, La Tour du Pin nous avait averti quant au caractère foncièrement immoral de la liberté du travail (on en a parlé dans cet article).
En somme, nous avons réellement besoin d’une organisation sociale, mais cette organisation doit nécessairement s’appuyer sur nos communautés vivantes (famille, métiers, syndicats non marxistes) avant de s’appuyer sur les institutions. Encore une fois, le principe de subsidiarité est déterminant si l’on prétend parvenir à une société organique et non mécanique.
J’aimerais insister sur un dernier point avant de vous laisser. Lorsqu’il dénonce le régime de partage forcé des biens, Le Play réfute une à une les critiques qu’on pourrait faire au régime de la liberté testamentaire, comme on l’a vu plus haut. Puis il précise une information capitale : « selon les procès-verbaux du conseil d'État, les entraves apportées, en 1803, à l'usage des testaments ont été fondées, non sur ces arguments tirés de la justice et du droit naturel, mais sur des préoccupations […] qui aujourd'hui n'ont aucune raison d'être. »[18]
De fait, nous avons vu qu’à la Révolution le régime de partage forcé des biens avait pour objectif de « dissoudre l’ancienne société » en « ruinant l’autorité des pères de famille ». C’est culotté, mais une fois la Révolution passée on pourrait se dire que ce régime ayant fait son office, on revient au régime précédent pour consolider le nouvel ordre social. Ben non. C’est ici un mécanisme passionnant bien connu de la psychologie, où l’on ne cherche du sens à son action qu’après coup, sans admettre que l’acte ait pu être posé de façon irréfléchie au départ. La recette de la mauvaise foi, bienvenue dans l’histoire. Voilà pourquoi les témoins de la vérité comme Le Play sont si importants. Fi de ces normes insensées, retrouvons le bon sens !
Décidément, heureusement que Le Play était là. Et le bougre a plus d’un tour dans sa manche… Il y a fort à parier que ce n’est pas la dernière visite qu’il fait sur l’option GKC !
Bon été les amis !
[1] Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, édition E. Dentu, Paris, 1867, Tome 1, pp. 204-209 [2] Ibid, p. 215 [3] Ibid, p. 222 [4] Ibid, p.223 [5] Ibid, pp.224-229 [6] Ibid, pp. 229-230 [7] Ibid, p.233 [8] Ibid, pp. 236-237 [9] Ibid, pp. 208-209 [10]« Dans le système de la Conservation forcée, le père peut, avec le concours du fils héritier, continuer son travail jusqu'à la fin de sa vie ; il l'abandonne, au contraire, dans le système du Partage forcé, dès qu'il touche à la vieillesse. L'œuvre qu'il a fondée par son génie et par sa prévoyance est fatalement destinée à périr ; et cette perspective le dissuade d'y consacrer ses derniers efforts. L'établissement ne pourrait, en effet, être géré simultanément par tous ses enfants ; car l'unité de direction est pour une entreprise la première condition de prospérité. Il ne pourrait non plus être géré par l'un d'eux sans subir tous les inconvénients qui s'attachent, en pareil cas, à la propriété collective et à l'hypothèque. En fait, il est presque toujours vendu à un étranger ou partagé en nature ; et, dans les deux cas, il perd les conditions de succès liées aux traditions mêmes du fondateur. « D'un autre côté, sous un régime qui attribue un droit de propriété à tous les enfants, aucun de ceux-ci ne pourrait, sans compromettre son avenir, se dévouer à l'établissement paternel. Chacun d'eux, parvenu à l'âge de raison, doit chercher nécessairement une carrière dans laquelle il puisse recueillir tous les fruits de son travail. Le père de famille se voit donc condamné à l'isolement pendant sa vieillesse. Cet abandon est fort pénible pour ceux qui ont dirigé des entreprises de commerce et d'industrie, et encore plus pour les propriétaires agriculteurs. […] Or, comment un grand propriétaire se décidera-t-il à créer une vraie résidence rurale s'il doit y mourir dans l'abandon, si, d'ailleurs cette création doit être vendue après sa mort à un étranger, ou détruite par des agioteurs de biens ruraux ? A quoi bon planter des arbres qui n'abriteront pas les descendants ; à quoi bon ébaucher avec tant de peine l'alliance si difficile d'une famille avec le sol et la population ? Pourquoi, en un mot, commencer une œuvre qui sera certainement éphémère, puisqu'elle ne pourrait être fécondée que par une suite de générations ? « Le Partage forcé a encore d'autres inconvénients : il rend les mariages stériles, précisément dans les familles qui pourraient fournir les meilleurs rejetons. Il sape dans ses fondements l'autorité du chef de famille, qui ne trouve plus dans le testament un moyen de récompenser ou de punir ; il empêche surtout le père d'employer sa sollicitude à créer pour chaque enfant une carrière conforme à ses goûts et à ses aptitudes. Enfin il habitue de bonne heure la jeunesse à la pensée que, pour jouir des avantages sociaux, elle n'a besoin de s'en rendre digne, ni par le travail, ni par l'obéissance envers les parents. On reproche avec raison au droit d'aînesse de plonger dans l'oisiveté, et bientôt dans la corruption, l'héritier qui perd le sentiment des devoirs que sa situation lui impose. La même objection s'adresse plus justement encore au Partage forcé qui, dans les familles riches, dispense tous les héritiers de la discipline salutaire du travail, en les dégageant de toute obligation mutuelle d'assistance et de dévouement. « En amortissant parmi les classes riches l'esprit d'initiative et le respect de la tradition, le Partage forcé rejette forcément la pratique des devoirs sociaux sur les pauvres, c'est- à-dire sur ceux qui sont le moins en mesure de s'y dévouer avec succès. Il entrave d'ailleurs toutes les familles de propriétaires en troublant leur vie privée ; et, pour se rendre compte de ce désordre, il suffit d'apprécier les pertes de temps et les frais qu'impose à chaque génération la transmission des biens. Dès qu'un père de famille ayant plusieurs héritiers naturels a fermé les yeux, certains officiers publics doivent intervenir aussitôt, prendre en quelque sorte possession du foyer domestique, et en dresser l'inventaire détaillé. Diverses classes d'experts et de gens d'affaires ont souvent mission de compléter cet inventaire pour toutes les natures de biens ; d'autres encore sont chargés de présider aux ventes ou aux divers modes de partage qu'il plaît aux héritiers de choisir. Et comme le droit absolu de Partage égal est rarement tempéré, chez les héritiers, par un sentiment de devoir envers la société et la famille, les détails d'exécution soulèvent bientôt entre les intéressés, par une gradation inévitable de susceptibilités, des méfiances et des haines. C'est sous cette triste inspiration que naissent en France la plupart des procès qui pèsent si lourdement sur la famille et sur la propriété. Cette situation conduit naturellement les héritiers honnêtes et scrupuleux à s'abstenir de toute intervention personnelle ; en sorte que, par la force des choses, le plus intime intérêt des familles se trouve abandonné à la direction des officiers publics. De là, pour ces derniers, des profits excessifs et une prépondérance anormale. » (Le Play, pp. 240-244) [11] Ibid, p. 254 [12] Ibid, pp. 254-256 [13] Ibid, pp. 257-261 [14] Ibid, p.262 [15]Ibid, p. 210. L’auteur cite à ce sujet Alexis de Tocqueville qui, bien que conscient de ce problème qu’il évoque rapidement dans son ouvrage La démocratie en Amérique, pensait qu’insister sur ce sujet ne ferait que le décrédibiliser devant l’opinion publique. Monsieur de Tocqueville s’est donc borné à encourager monsieur Le Play, et il faut admettre que la postérité semble lui avoir donné raison malheureusement. Car qui connaît Le Play ? [16] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, p.123 (l’italique est de bibi) [17] Jean Daujat, Op. Cit. p.123 [18] F. Le Play, Op. Cit., p. 265 (le gras c’est moi)
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