Bonjour !
Après quelques semaines d’absence inopinée - dont je m’excuse platement -, je vous propose de reprendre nos bonnes habitudes avec l’extrait d’une œuvre bien connue : la peau de chagrin, d’Honoré de Balzac. Dans cet extrait, le héros du roman est sur le point de se suicider lorsqu’il rencontre un vieillard. Celui-ci lui parle de la joie que procure la connaissance, et lui explique comment le savoir conduit au détachement et protège des écueils de la passion.
Cet extrait me semble être une bonne mise en bouche pour la petite surprise que je vous prépare dans deux semaine… Bonne lecture, et bonne semaine !
« Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ? »[1]
[1] Honoré de Balzac, La peau de chagrin, Œuvres complètes de H. de Balzac, A. Houssiaux, 1855 pp. 28-29.
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