Bonjour !
Tout d’abord il faut que je vous présente mes excuses pour cette absence injustifiée qui a duré trop longtemps. Je comptais m’en sortir en évoquant une morsure de crocodile, une chute d’igloo, un cas de force majeure qui m’aurait contraint à quitter le réseau si vital du net, mais passer mon hibernation sous silence serait passer à côté du sujet passionnant que je souhaiterais aborder avec vous aujourd’hui : le temps.
Vaste sujet.
Pour éviter les longueurs, les blancs et les trous noirs, je vous propose de nous pencher sur le rapport entre le temps et la présence, autrement dit le temps humain, ce temps qui parfois est précieux, parfois perdu. D’un côté la vie en plénitude, la Présence réelle, la minute éternelle au mont Thabor, de l’autre la solitude, la sécheresse, cette lassitude que Bilbo décrit avec acuité : « Je me sens vieux, comme une motte de beurre que l'on aurait étendu sur une tartine trop grande ».
Il semble, les amis, que pour peu que nous parvenions à saisir ce qui remplit une minute et ce qui la vide, nous posséderons la clé du bonheur. Du beurre à ne plus savoir quoi en faire ! Mais il y a encore autre chose : derrière notre compréhension du temps se cache notre compréhension du temps de Dieu, autrement dit de l’éternité. Rien de moins.
Admettons-le : si l’on envisage l’éternité à la lorgnette de notre chronomètre, c’est terrifiant. Un vide abyssal à la Pascal, un silence infini qui colle les miquettes. Mais l’éternité de Dieu n’est pas une éternité chronologique, ce qui est en soit un contre sens. Il faut donc admettre qu’il existe autre chose que notre temporalité mesurable, objective, anonyme.
Saint Augustin, qui s’est penché sur la question, déclare qu’il n’existe pas en réalité un passé, un présent et un futur ; il n’existe que le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur, autrement dit la mémoire, l’attention et l’attente. Cette reformulation est intéressante, car elle nous ramène à l’essentiel. On peut se perdre dans le passé, on peut se perdre dans le futur. On peut même se perdre dans le présent, en fait. Regretter le passé, imaginer le futur, papillonner dans le présent, chaque caractère est tenté de se perdre. C’est l’alliance équilibrée et volontaire de la mémoire, de l’attention et de l’attente qui permet de s’enraciner dans le présent et d’être pleinement là.
Il s’agit là d’une hygiène de vie, d’un exercice salutaire de lâcher prise, de rigueur et de responsabilité qui nous aide à être cohérents. Et il ne faut surtout pas sous-estimer l’importance capitale de la capacité d’une personne à se montrer cohérente, constante, à agir de façon stable dans le temps. C’est un élément incontournable pour la paix du cœur, de la famille et de la société. Mais ça ne fait pas tout. Par exemple, Saint Paul était instruit, attentif et il agissait dans une parfaite cohérence de vie lorsqu’il persécutait les chrétiens. Un homme accompli, droit dans ses bottes. Mais il lui manquait une certaine présence, une certaine disponibilité à autre chose que lui-même. Il était dans son temps, ce qui est déjà un bel accomplissement, mais il n’était pas encore dans le temps.
Tracassé par ces réflexions farfelues, je suis tombé sur une fulgurance de Lévinas : « Ce futur de la mort dans le présent de l’amour est probablement l’un des secrets originels de la temporalité elle-même et au-delà de toute métaphore »[1]. Bon, je ne vais pas prétendre que j’ai compris cette phrase du premier coup. Il a fallu un certain temps. Paradoxalement, elle me revenait souvent en tête, si bien que je l’ai mâchée pendant plusieurs années.
« Le futur de la mort dans le présent de l’amour ». La certitude de la mort, savoir que nous sommes tous condamnés, dresse un voile tragique à l’horizon de nos vies, et plus nous en sommes conscients plus nous sentons notre vocation, notre appel, notre dignité. Nous aurons beau chercher à jouer la comédie nous voici bel et bien au beau milieu d’un drame, auquel nous ne pouvons nous soustraire. Cette conscience ne nous quitte jamais vraiment, même le plus volage des inconscients sait, il sent que tout à une fin. La mort nous prive de nos intérêts personnels, comme nous le rappelle le Christ (Lc 12, 20) : « Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? ». Parce que chaque instant qui passe est irrémédiablement perdu, parce qu’il ne peut pas être thésaurisé, nous voici forcés d’être, sans plus attendre - que nous soyons prêts ou non. Nous voici, sans aucune réserve, et le temps nous est compté.
Et si le sens de notre existence, du fait de la mort qui nous attend, ne peut pas se résumer à la grandeur des biens matériels, il ne peut résider que dans la grandeur de notre être lui-même. Notre souhait de grandir, de croître qui répond à cet élan de vie en nous nous pousse immanquablement à l’amour. L’amour est la seule nourriture de notre âme, c’est le seul langage qui puisse combler à la fois notre désir de recevoir et de donner, d’être profondément nous-mêmes tout en communiant profondément en quelqu’un d’autre. On ne grandit que d’amour, d’une certaine façon.
Et c’est assez mystérieux, parce que l’amour, pour rappel, est une vertu théologale, avec la foi et l’espérance. Et tandis que la foi et l’espérance ne nous seront plus tellement utiles au ciel dans la vision béatifique, il n’en est pas de même de l’amour : notre cœur aura là-haut l’amplitude que nous serons parvenus à acquérir ici-bas. Le jeu en vaut donc la chandelle…
Voilà donc la différence entre notre temps et celui de Dieu : tandis que notre temps chronologique est matériel, objectif, impersonnel, le temps de Dieu c’est son Amour. Alors forcément on se pose la question : comment obtenir cet Amour ? Si c’est l’Amour de Dieu, comment pouvons-nous en dépendre à ce point ?
Cet Amour semble en effet être la sève de notre être, le secret du temps, de lui dépend la qualité de notre présence au monde. Sans cet Amour, la vie se meurt… Une vertu théologale, vous dites ? Ne serait-ce pas là un mécanisme d’une hypocrisie sans nom, que nous dépendions aussi viscéralement d’un autre ? N’y a-t-il pas une astuce, un moyen de mériter cet Amour ?
Si l’Amour était une vertu humaine, un muscle de l’esprit que nous devions apprendre avec patience et persévérance à exercer, nous serions véritablement superbes. Mais il semble que le sens même de l’Amour est de naître hors de nous, de ne pas trouver son origine dans notre être, de nous dépasser. Il y a une démesure nécessaire dans l’Amour, sans quoi nous ne pourrions dépasser notre nature. Les vertus humaines nous permettent de déployer notre âme et de devenir l’homme ou la femme que nous sommes appelés à être, mais l’Amour nous amène bien plus loin que cela. C’est le secret de la petite voie de sainte Thérèse : se laisser enseigner directement par l’Amour.
Car si nous ne le possédons pas, nous pouvons tout de même coopérer à cet Amour. Lorsque nous comprenons que l’Amour n’a rien d’une vertu naturelle, qu’il ne peut être une œuvre humaine, il ne faut pas en déduire que l’on peut en manquer, qu’on risque de ne pas le recevoir si on le demande. Dieu ne refuse jamais son Amour. Sainte Thérèse explique justement combien il est important que nous découvrions notre pauvreté d’Amour, et que nous réalisions à quel point nous dépendons de Dieu pour le recevoir.
Même avant cette démarche, on peut affirmer sans risque que Dieu n’attend pas que nous quémandions son Amour. D’ailleurs, peut-on exister sans l’Amour de Dieu ? Au-delà du simple sentiment, l’Amour est la vie, Il a un rapport intime avec l’être de chaque chose. Nous avons vu dans l’article Darwin sur le billard que la création tout entière, loin de s’éparpiller de façon anarchique, est traversée par une intention créatrice réelle, une intention bien concrète qui donne un sens à chaque chose.
Malgré le péché originel qui a perverti ce magnifique projet, cette intention créatrice persiste. Sainte Thérèse d’Avila parle de la présence d’immensité, et Marcel de Corte constate que « l’intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. »[2]
Donc l’Amour nous précède, Il « couve » nécessairement en toute chose. Pour nous, selon notre coopération à cet Amour, nous allons participer à la Vie de Dieu, à son intention créatrice qui irrigue toute chose. Cette participation, tout en nous faisant communier à l’Être, à l’alpha et omega – et par Lui à tout le créé -, nous révèle à nous-même notre identité unique. C’est ce qu’on appelle la circumincession, la relation mystérieuse de la Trinité où Dieu est dans une unité parfaite tout en étant trois personne parfaitement distinctes. Ce mystère est ce que Dieu souhaite pour nous, ce qu’Il nous fait désirer dès ici-bas – et d’ailleurs que nous pressentons confusément à travers les deux passions qui nous animent.
De fait, la passion concupiscible désigne notre soif de ne faire qu’un avec les biens créés. Il existe bien des excès à cette passion, tels quel l’envie, la gourmandise et la luxure, mais c’est aussi cette passion qui nous conduit à désirer la communion ou le partage avec les autres. La passion irascible, qui désigne notre volonté de briser les obstacles qui nous empêchent d’atteindre un bien, conduit elle aussi à des excès tels que la colère ou l’orgueil, mais c’est grâce à elle que nous sommes capables de combattre le vice et de choisir la Vérité. D’un côté, on a un mouvement centrifuge, une tension vers l’unité et la communion -qui d’ailleurs semble être un trait important de la vocation féminine-, de l’autre on a un mouvement centripète, une tension de soi vers l’extérieur, une affirmation de l’identité –qui est un trait majeur de la vocation masculine. L’union des époux figure la circumincession, ce qui amène saint Jean-Paul II à dire que ce sont les époux ensemble qui sont à l’image de Dieu.
En définitive, notre coopération à l’Amour nous permet de développer à la fois notre capacité à être profondément nous-mêmes, tout en entrant pleinement en communion avec l’Être et sa création.
On pourrait en déduire que l’on n’est réellement dans le temps de Dieu qu’à travers l’extase et l’adoration, un peu comme des amoureux ne sentent leur amour que lorsque la passion les transcende. Pour autant, puisque l’Amour nous précède toujours, nous devons croire qu’en chaque chose du quotidien Il nous attend, et nous permet de vivre avec Lui. C’est une disposition nouvelle du cœur, une ouverture particulière qui demande le concours des vertus, de la grâce, des sacrements et de la prière, mais Dieu a veillé que tout cela soit à notre portée, pour peu que nous ayons confiance. D’une certaine façon, il semble n’y avoir de présence qu’en Dieu, de telle sorte que la question n’est pas tellement de savoir « comment être présent » mais plutôt « comment reposer en Lui », car Lui me donnera d’être présent à ce qui m’entoure, bien mieux que je ne pourrais jamais l’être de mon propre fait.
Plutôt bonne nouvelle, non ?
Bonne semaine, les amis !
[1] E. Lévinas, « Mourir pour… » Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Bernard Grasset, coll. « Figures », 1991, Entre nous. p. 230.
[2] M. De Corte, l’intelligence en péril de mort, éditions l’homme nouveau, 2017, p.30 (le surlignage est de bibi).
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