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La question de l’usure

Bonjour !


Aujourd’hui, je vous propose de poursuivre une discussion que nous avons entamé avec l’article économie et financiarisation. Souvenez-vous : dans cet article, nous parlions du problème de l’usure, autrement dit le prêt à intérêt. Pour René de la Tour du Pin, sur lequel nous nous sommes appuyés, la question était somme toute assez simple : l’usure, c’est le mal. D’ailleurs il ne s’agissait pas là d’un avis personnel arbitraire, mais d’un raisonnement logique : si l’on prête de l’argent, on ne peut pas demander d’intérêt dessus parce que rien n’est créé, l’argent n’étant qu’une monnaie d’échange et non un produit. Autrement dit, le temps n’est pas de l’argent, et agir ainsi ne fait que donner de l’aérophagie au système économique en éloignant le capital du travail. Ce raisonnement logique n’est pas seulement celui de René de la Tour du Pin, c’est aussi et surtout celui de l’Eglise.


Mais.


Plusieurs paradoxes émergent une fois que l’on a dit cela : d’une part, le Christ lui-même n’a-t-il pas réprimandé dans la parabole des talents ou des mines (Mt 25, 27 ou Lc 19, 23) le serviteur qui n’a pas su placer son bien à la banque, de telle sorte qu’il en aurait récupéré les intérêts? et d’autre part, la chrétienté n’était pas censée pratiquer l’usure, mais elle s’appuyait en fait sur les juifs qui eux la pratiquaient… Enfin, l’on remarque que sans contrevenir à ce qu’elle a toujours déclaré sur le sujet, l’Eglise est somme toute assez discrète depuis l’encyclique vix pervenit de Benoît XIV. Il faut croire que le sujet est assez sensible.


Tant mieux.


Jean Daujat, de son côté, estime que le revenu d’un capital doit être distingué de l’intérêt d’un prêt, et par cette subtile cabriole il entend justifier la légitimité de ce revenu dans la mesure où il « sert à l’activité productrice »[1]. Connaissant la rigueur habituelle de ce grand philosophe, je ne vous cache pas que j’ai été légèrement déçu. Pour la première fois, je remarque qu’il y a un cheveu dans le pâté, surtout quand Daujat affirme un peu plus loin que « les apporteurs de capitaux sont évidemment seuls propriétaires du capital initialement apporté par eux »[2]. De fait, le raisonnement de Daujat manque ici d’envergure, et en justifiant la rémunération d’un apport financier il rompt avec le raisonnement que développe la Tour du Pin : pour Daujat l’argent, dans ce cas, peut donner lieu à une rémunération par le seul fait qu’il a été prêté.


Alors, où se trouve l’équilibre ?


Au milieu de cet imbroglio un lecteur m’a très gentiment confié une pépite invraisemblable : l’article de Denis Ramelet, La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l'Eglise catholique[3], disponible ici. Cet article fait le point de façon très claire sur la situation.


L’article en lui-même est suffisamment pédagogique pour qu’un résumé exhaustif en soit nécessaire, je vous encourage donc à le lire attentivement. J’aimerais tout de même insister sur plusieurs points qui me semblent extrêmement importants.


Tout d’abord, on remarque à la lecture de Vix pervenit, de l’article de Denis Ramelet et du livre de René de la Tour du Pin Vers un ordre social chrétien que l’Eglise s’évertue à ramener l’argent au rang de moyen et non au rang de fin. Dans l’ordre économique, c’est la condition incontournable pour conserver l’équilibre, or depuis la Révolution l’argent est redevenu une fin, l’économie se perverti en chrématistique et donne lieu à cette ploutocratie que décrit si bien René de la Tour du Pin dans la société du XIXème siècle : « Non pas une ploutocratie accidentelle, anormale, refrénable, mais au contraire une ploutocratie née du libre jeu des institutions et des mœurs, et qui ne peut que s'accroitre parce qu'elle est la conséquence d'un système, celui même de la Révolution, qui crut affranchir l'homme et n'affranchit que le capital, en en faisant un instrument de domination sans [...] limite sur les travailleurs, forcés d'y recourir. »[4]


Cela semble très lié, comme on l’a dit plus haut, au fait de faire payer le temps : l’investissement est une projection sur les gains futurs que l’on paye déjà par l’intérêt, ce qui engendre une confusion entre le présent et le futur. A l’aide des statistiques, l’avenir devient une réalité qui pèse dès le présent sur l’économie.


En fait, le débat autour de l’intérêt d’un prêt trouve son origine dans la question suivante : pourquoi prêterait-on de l’argent ? Pourquoi se départir d’une somme si l’on n’y trouve pas son intérêt ? Benoît XIV nous donne la réponse dans son encyclique : « … personne ne peut ignorer qu’en de nombreuses occasions l’homme est tenu de secourir son prochain par un prêt simple et nu, puisque le Christ, Notre Seigneur, l’enseigne lui-​même : « A qui te demande donne, et de qui veut t’emprunter ne te détourne pas. » (Mt 5.42) »[5]


L’intérêt du prêt n’est donc pas fondé en soi. Mais si le prêt met en difficulté le prêteur, que se passe-t-il ? En effet, celui-ci sera peut-être vulnérable à cause de la somme qu’il a prêté (Denis Ramelet donne l’exemple d’un toit à réparer). Dans ce cas, saint Thomas explique que si ce besoin survient pendant le prêt il aurait dû être anticipé par le prêteur. On retrouve cet indécrottable réalisme catholique : la responsabilité du prêt – pendant la durée de celui-ci - doit être assumée par le prêteur, et non par l’emprunteur. En revanche, si l’emprunteur tarde à rembourser le prêt et que le prêteur se trouve en difficulté passé le délai de remboursement, alors là la responsabilité passe à l’emprunteur car il a dépassé le délai convenu. Au moins si les difficultés du prêteur sont d’ordre matériel.


Car saint Thomas distingue les dommages effectifs, matériels et le gain manqué. Cette distinction rappelle bien, elle aussi, la différence entre le présent et le futur que notre économie mélange trop souvent. Lorsqu’il y a un dommage effectif c’est une réalité concrète et immédiate : il faut réparer le toit. Mais lorsqu’il y a un gain manqué, on rentre dans les statistiques, dans une réalité potentielle et on n’est plus sur le même terrain. Cela implique la « préférence pour le présent » développée par l’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk dans les années 1880, et que Saint Thomas d’Aquin avait décrit dans sa somme théologique[6].


A cela s’ajoute la précision la plus remarquable (à mon humble avis) de l’auteur : l’argent prêté n’appartient plus au prêteur. Denis Ramelet explique :


« En effet, on emprunte de l’argent en vue de le dépenser, c’est-à-dire de l’aliéner. Or, on ne peut aliéner, c’est-à-dire donner en propriété à quelqu’un d’autre, que ce dont on est soi-même propriétaire. Par conséquent, l’emprunteur d’une somme d’argent en devient propriétaire en lieu et place du prêteur. C’est bien ce qu’on lit tant dans le Code civil français que dans le Code suisse des obligations. Ainsi donc, si je dis que celui à qui j’ai prêté de l’argent a réalisé des profits avec mon argent, je fais erreur. Par l’effet du contrat, mon argent est devenu son argent. » dès lors, « c’est à celui ou ceux qui ont des droits sur une chose d’en percevoir les profits et d’en assumer les éventuelles pertes. » [7]


Le prêteur n’est donc juridiquement pas fondé pour demander à participer aux profits que l’argent qu’il a prêté va permettre :


« Pour le prêteur, qui continue à prétendre à son remboursement intégral même après l’éventuelle faillite de l’emprunteur, l’insolvabilité de ce dernier est un risque de pur fait qu’il ne faut pas confondre avec le risque que l’investisseur assume juridiquement en renonçant, en cas de faillite, à tout ou partie de son apport. C’est le risque assumé juridiquement qui manifeste un droit sur la chose, non le risque de pur fait.


« Le prêt à intérêt est donc un « monstre » juridique, un hybride contradictoire. D’un côté, le prêteur n’est pas considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il n’a pas part aux pertes. De l’autre, le prêteur est considéré comme propriétaire de la somme prêtée, puisqu’il a part aux profits. Le prêt à intérêt introduit donc une incohérence — et constitue par conséquent un corps étranger — dans l’ordre juridique. »[8]


Cela fait écho aux critiques adressées aux banques par Gaël Giraud, jésuite et ancien économiste en chef de l'Agence française de développement : les banques privatisent leurs profits mais font peser leurs pertes sur l’Etat et les contribuables. On tient là un des plus gros écueils de l’économie moderne, un des plus importants leviers d’injustice.


Pour retrouver une forme chrétienne de rémunération du capital, il s’agit donc de s’assurer que le prêteur assume juridiquement par contrat sa participation non seulement aux profits mais aussi aux éventuelles pertes. En quelque sorte, il reste propriétaire de son argent quoiqu’il arrive, pour le meilleur et pour le pire. La principale forme de contrat de ce type est le contrat de société, dans lequel rentre l’actionnariat.


Sur ce point d’ailleurs l’auteur distingue l’actionnariat réel de la spéculation boursière, « qui consiste à prendre des parts dans une société en vue non pas de toucher des dividendes mais de réaliser une plus-value en cédant ces parts à un cours boursier plus élevé ». Selon l’auteur, cette spéculation boursière « pose un problème éthique important mais distinct de celui de l’usure. Disons seulement que la spéculation, qui constitue une escroquerie apparentée au « jeu de l’avion », est un risque inhérent à l’actionnariat mais contre lequel il existe des moyens de se prémunir si on en a la volonté politique. »[9]


En revanche, les obligations, le prêt hypothécaire, le prêt participatif, le crédit à la consommation et autres ne sont que des dérivés du prêt à intérêt et demandent des alternatives. Ces alternatives sont complexes mais non impossibles à trouver, je vous invite ici à lire les propositions de l’auteur.


Avant de finir, j’aimerais revenir sur la question des paraboles du Christ dans lequel il semble donner raison au maître qui accuse son serviteur de n’avoir pas pratiqué l’usure en plaçant son argent à la banque. Monsieur Ramelet nous rappelle à ce sujet que le maître est en train de secouer son serviteur oiseux, et que sa proposition est ironique : « tu n’as même pas eu la paresse de pratiquer l’usure ! ». Il faudrait donc éviter de prendre cette réprimande comme un encouragement, comme on peut l’entendre parfois…


Si vous cherchez des références autour du vaste sujet de l’usure, je vous propose de vous rendre sur un blog remarquable : le blog de Pierre de Lauzin. Ce blog est tout à fait intéressant car son auteur est un ponte de la finance depuis les années 1975, résolument agrippé à la doctrine sociale de l’Eglise, et il continue à publier ses avis en 2022 ! Il a écrit un certain nombre de livres sur le rapport entre les chrétiens et l’argent, que je ne peux que vous conseiller de lire. Denis Ramelet propose justement à la fin de son article une critique du livre L’Évangile, les Chrétiens et l’Argent de monsieur de Lauzun, cela vous donnera une idée du bonhomme.


Sur la question de l’investissement financier, un document assez particulier a été discrètement publié en novembre 2022 par l’Académie pontificale des sciences sociales. Il s’intitule Mensuram Bonam. Sans avoir la portée ni l’aspect pragmatique du document Oeconomicae et pecuniariae quaestiones rédigé par le Dicastère pour le Service du Développement intégral en mai 2018, il peut toujours apporter des pistes intéressantes aux hommes de bonne volonté qui sont amenés à réaliser des investissements financiers. En particulier, et même si on n’est pas du domaine, il peut être intéressant de s’informer sur les « critères d’exclusion » répertoriés de la page 45 à la page 47 qui visent à aider au discernement sur tel ou tel investissement. Je vous laisse ce document en pièce jointe, en plus de l'article de Denis Ramelet.


Le discernement du bien et de la justice en économie n’est pas simple à faire… Terminons avec cette belle phrase de monsieur Ramelet : « l’équité, qui est de l’ordre de la justice, doit en tout état de cause l’emporter sur la facilité, qui est de l’ordre de l’utilité. »


Bonne lecture, et bonne semaine !


[1] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne 1970 p.388 [2] Ibid, p. 390 [3] Denis Ramelet, La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l'Eglise catholique, Catholica, n° 86, hiver 2004-05 [4] René de la Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, éditions du trident, 1987, p.175 (pour une plus longue description, vous pouvez vous reporter à cet article) [5] Benoît XIV, encyclique Vix Pervenit du 1er novembre 1745 [6] « Minus est habere aliquid virtute quam habere actu » (Somme théologique, partie 2/2, qu. 62, art. 4), si je ne m’abuse on peut traduire ça par « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». [7] Denis Ramelet, Ibid p.18 [8] Ibid, p.19 [9] Ibid, p.21 (note de bas de page)





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