Bonjour!
Aujourd’hui, je vous propose de revenir sur un article à propos duquel vous m’avez beaucoup écrit : l’article sur la vocation de la famille. Dans cet article, souvenez-vous, je vous ai présenté l’analyse de Frédéric Le Play à propos du régime testamentaire adopté en France depuis la Révolution : le régime de partage forcé des biens.
Si je ne m’abuse - n’hésitez pas à protester le cas échéant car je ne suis pas un expert dans ce domaine-, aujourd’hui lorsqu’une personne[1] décède, on chiffre l’ensemble des biens qui lui appartenaient. Ensuite, son héritage est réparti en parts égales entre les héritiers. Si cette personne a fait un testament, elle peut disposer d’une partie seulement de son héritage pour la donner à qui elle souhaite, mais elle ne peut pas disposer comme bon lui semble de l’ensemble de ses biens. Par exemple, elle n’est pas libre de déshériter un de ses héritiers, même indigne, et elle ne peut répartir ses biens entre chacun qu’à la condition que chaque part soit de même valeur[2].
De prime abord, il n’y a là rien de très choquant. Ces dispositions légales permettent d’éviter le pire, et de protéger les héritiers quoiqu’il arrive. Mais Le Play fait à ce sujet deux remarques :
- Premièrement, le régime de partage forcé des biens, c’est-à-dire le régime où le propriétaire est forcé par la loi de diviser ses biens entre ses héritiers, est extrêmement rare dans l’histoire de la civilisation, et ne sera réellement appliqué qu’à partir de la Révolution.
- Deuxièmement, ce régime de partage forcé des biens agit comme une véritable bombe dans la société, et lorsqu’il est appliqué il affecte au plus haut point la stabilité de ce que l’on pourrait appeler les « institutions familiales ».
Car il y a un corolaire à ce bel élan d’égalité des biens entre tous les héritiers : c’est que pour partager, il faut compter, puis diviser. Prenons, par exemple, une maison. Une jolie maison avec un jardin. C’est la maison familiale, un réceptacle de souvenirs, un véritable membre de la famille – souvent même plus estimé que le chien de famille, c’est pour dire. Un jour, papa rate une marche, et passe l’arme à gauche sans crier gare. La maison appartient alors à tous les héritiers.
Tant que les biens du pater familias ne sont pas estimés « objectivement », tant que leur valeur n’est pas élucidée par un professionnel, il y a la situation au combien inconfortable de l’indivision : un même bien avec plusieurs propriétaires. Ce qui mène à un beau pétrin, sinon à un véritable désastre. De fait, Le Play explique :
« L'établissement ne pourrait, en effet, être géré simultanément par tous ses enfants ; car l'unité de direction est pour une entreprise la première condition de prospérité. Il ne pourrait non plus être géré par l'un d'eux sans subir tous les inconvénients qui s'attachent, en pareil cas, à la propriété collective et à l'hypothèque. En fait, il est presque toujours vendu à un étranger ou partagé en nature ; et, dans les deux cas, il perd les conditions de succès liées aux traditions mêmes du fondateur. »[3]
On pourrait dire sans trop de risque que les rares fois où un bien indivis perdure malgré cette situation, c’est lorsque les héritiers possèdent déjà d’autres biens qui leur rend l’usage de ce bien accessoire. Donc si on résume la situation, l’intégrité du bien indivis n’est préservée qu’à condition que les héritiers n’en aient pas réellement besoin. Légèrement paradoxal.
C’est - entre autres- la raison pour laquelle Le Play accuse le régime de partage forcé des biens d’affaiblir le patrimoine des familles.[4] En fait il se passe quelque chose dans le régime de partage forcé qui passe complètement inaperçu de loin : le calcul, aux yeux de tous. A partir du moment où l’on estime que chaque héritier doit récupérer sa part du butin, il faut compter ce butin[5]. Pour nous, ça a l’air tout à fait anodin de calculer la valeur de nos biens. Les assurances nous ont appris depuis longtemps à traduire ainsi la qualité en quantité…
Laissez-moi vous rappeler une histoire. David, grand roi, a cherché un jour à compter ses soldats. Ses serviteurs lui apprirent qu’il possédait huit cent mille hommes prêts à combattre en Israël et cinq cent mille en Judas. A ce moment-là, David commence à prendre peur de ce qu’il a fait et supplie Dieu de l’épargner car il s’est conduit en « insensé » (2 Sam 24, 10). Dieu, dans sa grande miséricorde (on est dans l’Ancien Testament quand même), lui laisse choisir un châtiment et envoie la peste pour tuer soixante-dix mille hommes.
De fait, dans la bible, malgré quelques recensements il n’est pas tant question de nombres précis que de profusion, de fécondité : autant de descendants que d’étoiles dans le firmament, que de grains de sables, etc… Le dénombrement, le calcul précis, est considéré comme une faute grave d’orgueil. Typiquement, c’est l’empereur Auguste, le chef de l’empire romain (désigné dans la bible comme la quatrième bête de l’apocalypse), qui cherche dans son orgueil à recenser « toute la terre habitée » (Lc 2,1).
Lorsque l’on effectue un recensement, on passe de la notion de personne à celle d’individus, de sujets à objets. De même, lorsque l’on cherche à estimer la valeur financière des biens du défunt aux yeux des héritiers, on brise le sceau d’intégrité de l’héritage, on en perverti le sens pour le traduire dans la langue marchande, impersonnelle et anonyme. Ellul dirait qu’on lui fait subir un travestissement technique.
La fécondité de l’œuvre du défunt ne peut résister à cette réduction, dont la conséquence est toujours une destruction de l’intention, de l’élan de fécondité qui a permis cette œuvre. Voilà pourquoi Le Play dénonce ce régime de succession, car il donne un coup d’arrêt aux œuvres familiales dans la mesure où celles-ci sont forcées lors du décès du propriétaire d’être réinitialisées, de perdre leur intégrité.
Sur le plan historique, cela a créé une formidable désorganisation sociale liée à la dispersion du patrimoine. C’est un peu comme si, pour faire plaisir à tout le monde, on désossait la voiture du père pour donner à chaque membre de la famille qui un pneu, qui une aile, qui un phare… Attention, hein ! En étant très vigilant à ce que la part de chacun soit équivalente à celle des autres, soyons logique. Donc vous vous retrouvez avec un volant dans une main, un joint de culasse dans l’autre, et ça y est l’héritage est transmis. Et peu importe le fait que la voiture ait eu un jour pour fonction de rouler[6]. Peu importe même le fait qu’en confiant la voiture à une personne, celle-ci aurait pu en faire bénéficier toute la famille. On retrouve ici la notion moderne de propriété : un bien à usage exclusif, et non une responsabilité personnelle en vue du bien commun.
Cette façon de considérer la propriété indépendamment du bien commun en dit long, elle explique à elle seule la plupart des maux du monde moderne. Elle concerne, en fin de compte, le rapport entre la personne et la communauté. Lorsque la propriété d’un bien ne s’accompagne plus d’une responsabilité à l’égard de la communauté, alors elle devient un abus, un détournement. Cela ne signifie en rien que le bien de la communauté prime le bien de l’individu, comme on peut le voir dans les systèmes collectivistes où finalement rien n’est à personne (ou plutôt tout appartient à l’Etat), car on perd alors l’« âme » du bien et celui-ci se réduit à son aspect utilitaire.
Finalement, à partir du débat sur la propriété on finit par arriver au débat sur l’autorité, puisque celle-ci est intimement liée à la notion de responsabilité. Pas d’autorité sans responsabilité, et pas de responsabilité sans une certaine forme de propriété au service de la communauté. Le communisme comme le libéralisme cherchent à contourner cet état de fait, l’un en supprimant la propriété, et l’autre en supprimant la responsabilité envers la communauté[7]. Seul le réalisme chrétien permet de garder l’équilibre en associant l’un et l’autre grâce au droit inaliénable à la propriété individuelle, associé au principe de subsidiarité.
Mais revenons à nos moutons. A la Révolution, l’adoption du partage forcé des biens visait précisément la question des autorité locales (familiales), et lorsque ce régime a été instauré il ne l’a pas été par des inconscients, mais par des hommes qui ont affirmé que « l’intérêt des familles ne peut se concilier avec le succès de la Révolution »[8]. A travers l’adoption de cette loi, il y avait donc explicitement une volonté de semer la discorde pour mieux régner. Sauf qu’une fois les traditions brisées et les autorités locales détruites, le régime n’a pas changé. C’est un peu le souci quand on utilise l’envie comme levier, Platon nous avait averti : on sait quand ça commence mais pas quand ça fini… Soit dit en passant, la Révolution à partir de 1789 pourrait se résumer à cela : exciter l’envie du peuple.
Dès lors, on comprend qu’à partir de l’application du partage forcé les propriétés familiales se sont divisées, dispersées, et ont été vidées de leur sens. Cela a eu deux conséquences :
- D’une part, les gros propriétaires, soucieux de limiter au maximum la dispersion de leur œuvre et de leurs biens, ont cherché à avoir moins d’enfants (autrement dit, moins d’héritiers entre qui partager);
- D’autre part, la perspective des entrepreneurs s’est réduite à l’échelle de leur propre existence.
Ce deuxième point peut sembler étonnant, mais si l’on y réfléchit c’est assez logique. Puisque l’œuvre d’un homme finira par être passée au crible d’un pauvre boulier à sa mort, puisque non seulement le propriétaire défunt mais aussi ses biens devront sans exception rentrer dans des boîtes et pour ces derniers faire l’objet d’un partage, alors autant ne pas se projeter trop loin dans le temps. Et surtout, autant ne se concentrer lors de la fabrication d’un objet ou de l’acquisition d’un bien que sur sa valeur financière plutôt que de savoir si cette chose est bonne, belle et si elle a du sens.
Tout cela affecte directement la place de la famille dans la société, car dorénavant grâce à ce régime c’est la société qui rebat les cartes à chaque génération, comme si la famille devait tirer sa légitimité de la société[9]. Or c’est l’inverse en réalité : la société dépend de ses familles. Cela ne signifie pas que les familles n’ont aucun devoir à l’égard de la société, mais en l’occurrence on peut considérer que le régime de partage forcé constitue une ingérence directe de la société dans la cellule familiale.
Cette ingérence, encouragée par les dispositions légales portées par la cupidité des héritiers, vient fracturer en quelque sorte l’histoire familiale à chaque succession, car en dispersant l’œuvre commune ou le bien commun ce sont les membres eux-mêmes qu’elle disperse en semant l’envie, le calcul et la comparaison au cœur même du foyer.
La conservation forcée
Le partage forcé est venu remplacer un autre régime de succession que Le Play nomme la conservation forcée des biens. Le Play étant à tendance libérale, il emploie le terme de « forcé » de façon péjorative, comme entravant la liberté des individus. De fait, dans ce régime aussi, les personnes ne sont pas tout à fait libres dans la gestion de leur héritage. Par le régime de conservation forcée, les biens de famille sont transmis intégralement à la génération suivante, autrement dit il n’est pas question de porter atteinte à l’intégrité du patrimoine familial, qui est transmis à l’un des descendants. La plupart du temps il s’agit, vous l’aurez compris, du droit d’aînesse.
Bien que la société intervienne ici aussi, il s’agit cette fois d’empêcher la dispersion de l’héritage familial. On pourrait dire ainsi qu’elle favorise la subsidiarité dans le sens où elle maintient la responsabilité de la propriété intégrale au niveau de la famille. Cet aspect de responsabilité liée au statu de propriétaire est induit par le fait que le reste de la fratrie ne reçoit pas cet héritage, qu’il va donc dépendre du bon vouloir du nouveau propriétaire.
On a tendance à craindre le pire dans ce genre de contexte. Une telle asymétrie ne peut conduire qu’au désastre, à l’abus d’autorité, à la convoitise… Mais comme on l’a vu dans cet article à propos des privilèges l’histoire nous montre l’inverse, et d’ailleurs Le Play précise que les héritiers qui gèrent leur héritage pour leur profit exclusif sont durement frappés par la sanction : ils perdent leur réputation pour avoir enfreint la coutume et violé la tradition. Et la réputation, dans une société où on ne se déracine pas comme on change de chemise, est chose vitale.
Il est très intéressant de se pencher sur ce moment où la société préserve l’asymétrie familiale en garantissant les biens de l’aîné sur sa fratrie. Aujourd’hui nous nous empresserions de rédiger toutes sortes de lois et de décrets pour neutraliser cette injustice, pour régler par des lois la situation de ceux qui devront nécessairement dépendre du nouveau propriétaire. Or, c’est la capacité d’une société à ne pas intervenir à cet endroit précis qui va déterminer le degré de civilisation. Une société incapable de se retenir d’ingérer dans les affaires familiales, incapable de respecter le principe de subsidiarité, est une société infantilisante, paternaliste dans le pire sens du terme, le sens socialiste. Cicéron, à ce propos, nous transmet l’adage suivant : « Summum jus, summa injuria », qui signifie en somme que si la loi est bonne, l’excès de loi tourne à la tyrannie.
Au contraire, une société qui s’appuie sur la transmission forcée suscite ce que Le Play appelle des familles souches : des familles ancrées dans le territoire, dont les œuvres contribuent à la fécondité locale, au bien commun. Il ne s’agit pas d’une richesse exclusive, quantifiable et mobile mais de la richesse véritable, celle qui a du sens.
La solitude de nos pères
Vous l’aurez compris, tandis que le maintien de l’intégrité des héritage familiaux permis par le régime de conservation forcée permet la prospérité des familles et de leurs œuvres tout en les encourageant à l’unité et à l’engagement local, le régime de partage forcé conduit à une dispersion de cet héritage, et au final à l’anéantissement de la notion même de bien commun. Car le bien commun n’est pas un bien appartenant à tous, mais un bien profitant à tous, ce qui est loin d’être la même chose.
Le partage forcé des biens pèche (entre autres) car il donne pour toute finalité aux biens la valeur financière qu’ils possèdent. Cette valeur financière a pour seul critère la quantité, qui en garanti peut-être la mobilité mais qui est loin de contenir en elle la richesse et la fécondité qui constituaient ce bien.
Comme nous l’avons dit plus haut, Le Play remarque que l’une des conséquences de ce régime de succession est un rétrécissement d’horizon. L’homme ne peut désormais œuvrer qu’à l’échelle de sa vie, et malgré tous les slogans écologiques il sait que ce qu’il transmettra à ses enfants sera au mieux quelques sous ou un agréable superflu, au pire une ruine en puissance que ses descendants devront porter pour leur malheur.
Cette réinitialisation périodique excite l’envie, provoque le déracinement à chaque génération au point d’assécher la souche familiale qui promettait tant. Puisque l’entreprise du père ne pourra se transmettre convenablement à tous ses enfants, celui-ci cherche dès lors à vendre son bien avant sa mort pour vivre de sa retraite, étant donné qu’il ne peut plus poursuivre son activité aux côtés de son héritier pour lui apprendre le métier. Rappelons que Le Play ne fait pas un exercice d’imagination romantique, mais qu’il témoigne de ce qu’il a vu dans les sociétés de son temps, et que bon nombre d’entre elles fonctionnaient encore à l’époque selon le régime de conservation forcée.
La personne et l’Etat
Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’idée même de la famille a chaviré à partir de là. Tout n’est pas lié au régime de succession, mais on touche du doigt ici le rapport entre la personne et la société. Nous avons pu voir, notamment à propos de l’économie et de la politique, l’importance si vitale de maillons intermédiaires entre l’individu et la société, l’importance d’une structure organique qui respecte le principe de subsidiarité garantissant la représentation des intérêts et des besoins des personnes. Alors qu’avec une créativité remarquable nos professeurs d’histoire nous inculquent sans relâche que la notion de représentativité ne se trouve qu’en démocratie – ce qui n’est pas loin d’un contresens magistral-, nous comprenons maintenant que cette représentativité ne peut se faire qu’à travers l’absence de l’Etat dans les questions qui ne le concernent pas.
Or l’Etat moderne s’avère incapable de réfréner sa propension à l’ingérence. Un peu comme une mère juive, il ne parvient pas à laisser les entreprises, les collectivités ou les associations respirer… Lorsque l’on aborde la nécessité de simplifier l’administration, plutôt que de retrancher il ajoute des règles de privation. Il y a comme une terreur du vide, une absence totale de confiance dans la capacité des personnes à prendre soin de leur communauté. Alors on cherche à limiter les risques en établissant des standards, des normes, des protocoles. On se réfugie dans l’artificiel au lieu de suivre la loi naturelle.
Cette perte de confiance dans l’homme provient d’un manque de foi, dans le rejet de sa vocation de Fils de Dieu. Plus qu’un manque de foi, il s’agit d’une foi volontairement tournée vers le néant. Il suffit de lire le Moniteur révolutionnaire, de revenir à la réalité implacable des paroles, des arguments et des discours de l’époque pour réaliser la hargne des fondateurs de la République contre tout ce qui fait la dignité de l’Homme, tout ce qui lui permet d’avoir des racines, un avenir et une communauté. L’homme est un pion à contrôler plutôt qu’un mystère appelé à se déployer dans son originalité.
La société à l’aube de la Révolution était loin d’être parfaite, on a pu voir qu’elle avait bien déviée depuis la Renaissance. D’ailleurs, le Comte de Chambord lui-même a pu déclarer qu’en tant qu’Henri V, il terminerait l’œuvre entamée en 1789, autrement dit il veillerait à ce que les injustices de l’Ancien Régime soient supprimées. D’un autre côté, le régime Républicain en lui-même n’est pas foncièrement incompatible avec la foi, ce que Léon XIII a rappelé dans son encyclique Nobilissima Gallorum gens[10], et lorsque le général de Gaulle, fervent lecteur de La Tour du Pin, a fondé la Vème République, il s'est donné pour objectif de régler « un problème vieux de cent soixante-neuf ans »[11]…
En dépit de ces tentatives, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que notre République actuelle souffre de beaucoup de confusion, étant incapable d’assumer véritablement sur le plan historique la Révolution qui l’a fait naître sans montrer aux yeux de tous ses origines infâmes. Par exemple, on pourrait se poser la question de la raison pour laquelle les programmes d’histoire de l’éducation nationale[12] ne font qu’effleurer l’instabilité politique du XIXème siècle en recommandant explicitement d’éviter de traiter de manière « trop chronologique » les régimes politiques, et en présentant le droit de vote comme l’unique critère de progrès intéressant sur cette période.
Et c’est du côté de la religion que l’on craint un lavage de cerveaux de nos chérubins.
Comme nous l’avions évoqué dans l’article sur Darwin à propos de l’attitude de certains scientifiques, il faut admettre que nous avons affaire en l’occurrence à des historiens qui ont une fâcheuse tendance à arroser leur entourage de leur incroyance. Une fois encore, les préjugés se révèlent les fruits d’une (in)croyance qui ne s’assume pas. Bref.
Trop occupé à défendre sa légitimité, l’Etat moderne semble donc incapable de laisser la nature faire son œuvre. Car c’est bien dans la nature de l’homme que de s’organiser avec ses pairs en familles de métiers. C’est bien dans la nature de l’homme que de chercher à œuvrer à une échelle bien plus vaste que celle de sa vie. L’appel de la terre, de la pierre et du bois ne peut s’éteindre sous la paperasse bureaucratique. Nous sentons encore confusément ce besoin, un feu méconnu coule dans nos veines et nous avons faim de la réalité.
Malgré tout, il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que l’Homme n’a pas besoin de lois. La Tour du Pin explique avec quel tact au contraire l’Etat peut favoriser les vertus naturelles des citoyens, protéger cette loi naturelle qui pousse chacun à se dépasser. L’asymétrie dont nous avons parlé, cette asymétrie si nécessaire dans le partage des biens, dans le partage des responsabilités et dans la distribution des rôles – que ce soit au niveau professionnel, politique ou familial[13] ne saurait se construire spontanément, sans l’aide de la volonté et de la raison.
Il existe une différence profonde entre le législateur attentif à protéger la loi naturelle, et donc qui va chercher à protéger la fécondité de certains élans, certaines œuvres ; et le législateur qui va utiliser son pouvoir pour créer par la force un ordre social qu’il a imaginé. Les intentions du second sont peut-être bonnes, mais il ne fera que détruire à force d’artifices ce qu’il voulait initialement protéger.
La Tour du Pin glisse une allusion riche de sens dans son livre vers un ordre social chrétien : il dit que le législateur doit reconnaître le droit des personnes, et non le créer de toutes pièces. Ici plus qu’ailleurs, on voit ce qui distingue le réalisme chrétien de l’abstraction révolutionnaire. Exactement comme dans le soin des arbres et de la nature, nous savons que rien ne peut se faire sans collaborer avec la vie dont nous avons la charge.
Dans le catéchisme de l’Eglise catholique, on peut lire (1979) : « La loi naturelle est immuable, permanente à travers l’histoire. Les règles qui l’expriment demeurent substantiellement valables. Elle est une base nécessaire à l’édification des règles morales et à la loi civile. ». Cette loi naturelle est contenue toute entière dans le décalogue, dans les dix commandements. Voilà pourquoi depuis toujours, l’Eglise affirme qu’une société ne saurait être juste tant qu’elle ne s’appuie pas sur le décalogue. Ici plus qu’ailleurs, on comprend quel trésor prodigieux constitue la sagesse de l’Eglise et sa doctrine sociale : alors que tous autour de nous cherchent à réinventer l’eau chaude, nous avons une antisèche monumentale pour trouver l’équilibre qui convient à la vie en société.
Peut-être serait-il temps de dépoussiérer cette antisèche ?
Lisez, méditez, et agissez les amis !
[1] Sous-entendu une personne mariée et qui n’a eu que des enfants « légitimes ». [2] Indépendamment bien sûr de la part dont peut disposer librement l’auteur du testament (appelée quotité disponible), qui s’ajoute parfois à la part qui revient de droit à l’héritier indépendamment de la volonté du testateur (appelée réserve héréditaire). [3] Le Play, La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, édition E. Dentu, Paris, 1867, Tome 1, p.240 [4] Par patrimoine, je n’entends pas seulement un patrimoine inerte mais aussi les entreprises familiales. [5] Sauf, bien sûr, si on en reste à la phase d’indivision. Remontez de quelques lignes, vous verrez que ça ne dure pas. [6] En fait, même si lors de l’estimation de la valeur du bien à transmettre on tente de prendre en compte la valeur dynamique de production que peut avoir ce bien (le fait que la voiture roule), cela reste une transposition « littérale », quantitative, ne respectant pas la qualité intrinsèque que peut avoir ce bien. [7] Beaucoup de libéraux protesteront qu’ils sont, au contraire, de fervents défenseurs de la responsabilité individuelle, mais par sa folie des grandeurs le libéralisme moderne s’avère foncièrement incompatible avec l’échelon local. Il ne veut pas se limiter à la communauté proche et finit, au nom du progrès, par la noyer à l’échelle internationale. Lire à ce sujet Ivan Illich, dont vous trouverez un extrait dans cet article. Si si, j’insiste. [8] Ibid, p. 237 [9] Qu’on pense à la phrase de Danton : « Les enfants appartiennent à la république avant d'appartenir à leurs parents » (tirée du livre d’H. Taine, les origines de la France contemporaine)… [10] Dans cette encyclique, le souverain pontife exhorte les catholiques à entrer dans les organes politiques pour convertir la troisième République, particulièrement véhémente contre l’Eglise et la foi. [11] Charles de Gaulle, mémoires d’espoir « … vais-je saisir l‘occasion historique que m’offre la déconfiture des partis pour doter l’État d’institutions qui lui rendent, sous une forme appropriée aux temps modernes, la stabilité et la continuité dont il est privé depuis cent soixante-neuf ans? » [12] Voir la fiche officielle adressée aux enseignants, accessible ici. [13] Figurez-vous que j’ai réalisé tantôt que la citation « la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans l’Etat » n’était pas tout à fait complète… En réalité, Le Play et La Tour du Pin défendent « la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province et la monarchie dans la famille et dans l’Etat ». Comme quoi, c’est pas si mal de vérifier ses notes de temps à autre.
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