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Photo du rédacteurRatatouille

La terre qui meurt

Bonjour !

Aujourd’hui, faisons une petite pause dans les devinettes. D’ailleurs il est temps de lever le voile sur l’énigme de la dernière fois, celle de l’article suspens : Il s’agissait d’un extrait de Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, de Maurice Leblanc. C’est un régal de lecture, comme vous avez pu le voir dans l’extrait en question. Maurice Leblanc manie à la perfection le suspens, c’est un fin psychologue qui use du tempérament des personnages ou de la tension d’une situation à merveille dans ses intrigues.


Donc aujourd’hui, changeons de sujet. J’ai choisi de vous présenter un passage de La terre qui meurt, de René Bazin (sorti en 1898). Il s’agit bien de René, pas d’Hervé. Grande différence entre ces deux auteurs. Ne pas mélanger.


C’est l’histoire d’une famille de métayer dans les marais de Vendée, et du dilemme des jeunes paysans entre la vie paysanne ou la vie citadine. En somme l’auteur parle de la terre, de cette terre si simple et si bonne, et de sa vulnérabilité (qu’il parait plus facile d’être salarié en ville !).


J’ai beaucoup apprécié ce livre pour plusieurs raisons : tout d’abord, l’auteur écrit avec beaucoup de poésie. Il peint la création de telle sorte que c’est tout sauf une nature morte. La terre n’est pas neutre, elle vit sous sa plume. C’est beau. Et il en va de même pour chaque personnage ! On pourrait se dire que bon, oui, bof, entendre parler de paysans au fin fond de leur marais c’est d’un intérêt limité, mais on découvre que chacun a une histoire, des espoirs, des peurs…


Ensuite, René Bazin pose comme pilier de son œuvre Toussaint Lumineau, le métayer et père de famille autour de qui gravite l’histoire. Et Toussaint Lumineau, c’est quelqu’un de remarquable. Il a une noblesse d’esprit édifiante, une capacité à maintenir sa foi en la terre et en ses valeurs qui le rend tout à fait touchant. En plus de quoi émane de lui une douceur et une perspicacité qui commandent l’admiration.


Quand Lumineau apprend que son fils François a comploté avec monsieur Meffray pour obtenir un emploi en ville, loin de la métairie, son sang ne fait qu’un tour et il vient rencontrer personnellement ce monsieur Meffray pour s’expliquer avec lui.


Voici la rencontre des deux hommes, le choc des cultures :


« Peu d’instants après, la porte du jardin s’ouvrit ; un homme s’avança, de haute taille lui aussi, trop gros, vêtu d’un complet de flanelle blanche et coiffé d’une casquette de même étoffe. Dans sa figure rasée ses petits yeux papillotaient, gênés sans doute par la brusque diminution de la lumière. C’était M. Meffray, le grand électeur de Challans, demi-bourgeois ambitieux, animé d’une haine secrète contre les paysans, et qui, sorti de leur race, vivant à côté d’eux dans un bourg, n’avait cependant plus que l’intelligence de leurs défauts, dont il usait. Averti de la façon dont Lumineau s’était présenté, redoutant les scènes violentes, il s’arrêta près de la première marche de l’escalier, posa le coude sur la rampe, porta trois doigts à sa casquette, et dit négligemment :

— On aurait dû vous faire entrer, métayer. Mais enfin, puisque vous êtes pressé, paraît-il, nous pouvons causer ici. J’ai rendu service à votre fils, est-ce à cause de cela que vous venez ?

— Justement, dit Lumineau.

— Si je peux vous servir encore à quelque chose ?

— Je veux garder mon gars, monsieur Meffray.

— Comment le garder ?

— Oui, que vous défassiez ce que vous avez fait.

— Mais, ça dépend de lui, métayer. As-tu reçu ta lettre de convocation, François ?

— Oui, monsieur.

— Si tu désires ne pas te rendre à ton poste, mon ami, les candidats ne manquent pas pour te remplacer, tu sais. J’ai dix autres demandes que j’aurais plus de raisons d’appuyer que je n’en ai eu pour appuyer la tienne. Car, enfin, vous autres Lumineau, vous n’êtes pas avec nous dans les élections. Renonces-tu ?

— Non, monsieur.

— C’est moi qui ne veux pas qu’il parte, interrompit Toussaint Lumineau. J’ai besoin de lui à la Fromentière.

— Mais il est majeur, métayer !

— Il est mon fils, monsieur Meffray ! Il me doit son travail. Mettez-vous à ma place, à moi qui suis vieux. Je comptais sur lui pour lui laisser ma métairie, comme mon père me l’a laissée à moi. Et il s’en va. Il emmène ma fille avec lui. Je perds deux enfants, et c’est par votre faute.

— Ah ! pardon ! je n’ai pas été le trouver ; il est venu.

— Mais sans vous il ne partait pas, ni Éléonore ! Il leur a fallu des protections. Vous appelez ça un service, monsieur Meffray ? Est-ce que vous savez seulement ce qui convient à François ? L’avez-vous vu chez moi, pour croire qu’il était malheureux ? Monsieur Meffray, il faut me le rendre !

— Arrangez-vous avec votre fils ; ça ne me regarde plus.

— Vous ne voulez pas aller parler à ceux qui ont embauché mon enfant et casser le marché ?

Toussaint Lumineau s’avança d’un pas, et, élevant la voix, tendant le bras en avant pour mieux désigner l’homme :

— Alors, vous avez fait plus de mal à mon fils dans un jour que moi dans toute sa vie !

La lourde figure de M. Meffray s’empourpra.

— Va-t’en, vieux chouan ! cria-t-il. Emmène ton fils ! Devenez ce que vous pourrez. Ah ! ces paysans ! Occupez-vous d’eux, voilà comment ils vous remercient !

Le métayer n’eut pas l’air d’entendre. Il demeura immobile. Mais ses yeux eurent une lueur ardente. Du fond de son cœur douloureux, du fond de sa race catéchisée depuis des siècles, des mots de croyant montèrent à ses lèvres.

— Vous répondrez d’eux ! dit-il.

— De quoi ?

— Là où ils vont, ils se perdront tous les deux, monsieur Meffray. Vous répondrez de leur salut éternel !

Comme étourdi par cette phrase dont il n’avait jamais entendu le son, le conseiller d’arrondissement ne répliqua pas. Il mit du temps à comprendre une idée si différente de celles qui l’occupaient toujours. Puis il jeta un regard de mépris sur le grand paysan debout à deux pas de lui, tourna sur ses talons, et, regagnant la porte du jardin, murmura :

— Sauvage, va ! »


Ce que j’aime ici, c’est le souci de Lumineau pour l’âme de son fils, qui dépasse ses propres préoccupations matérielles. Voici une forme de charité qui passe outre la liberté d’autrui pour le bien de celui-ci. C’est une espèce de choc entre la morale vivante et l’administration bourgeoise qui ne peut qu’exciter à la vertu.


On a comparé le cheval rouge d’Eugénio Corti à une œuvre d’Homère, ici la terre qui meurt serait davantage comparable à une œuvre de Shakespeare. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait dommage de passer à côté.


Bonne lecture, et bonne semaine!



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