top of page
Photo du rédacteurRatatouille

Le psychique et le spitiruel

Aujourd'hui, je vous propose de lire un article paru dans la revue nicodème, que j'ai eu le droit de publier ici aussi. Attention il traite de psychologie, je pense qu'il faut être intéressé par ce domaine pour le lire de bout en bout. à toutes fins utiles, donc!


"La psychologie fait rêver aujourd’hui. En société, quand je me présente comme psychologue, une bulle se crée autour de moi. C’est très flatteur : la plupart des gens me disent qu’ils sont très intéressés par la psychologie, beaucoup affirment même avoir commencé des études de psychologie, ou lu des livres sur le sujet. Les jeunes me demandent de leur révéler des choses sur eux, sur leur caractère, leur fonctionnement. Ils sont hypnotisés par l’analyse qu’ils me prêtent. Les moins jeunes me font souvent part sans détours d’une expérience difficile, parfois même intime, qu’ils vivent ou qu’ils ont vécu. Certains encore se justifient avec anxiété de l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants, d’autres évoquent un proche ou un manager qui « ne tourne pas rond ». Pas de doute : la psychologie parle à tout le monde. Et ce phénomène est général : entre 2010 et 2018, le nombre de psychologues en France a doublé[1].


Remarquez, il n’en a pas toujours été ainsi. Pascal Le Maléfan observe : « La prise en compte de la souffrance psychique est […] aujourd’hui largement attribuée aux psychologues. À titre de comparaison, un ouvrage publié en 1971 sur l’image du psychologue clinicien (Matisson) analysait une enquête faite auprès du public sur les fonctions du psychologue ; il en ressortait que les trois quarts des réponses en faisaient « un homme de science et un spécialiste», le quart restant l’identifiait, mais de manière discrète et floue, à un thérapeute, un sélectionneur, une aide. »[2]


Mais qu’est-ce donc que le psychologue ? L’étude de la psyché se décline aujourd’hui en de multiples domaines. Deux courants majeurs se discernent cependant : le courant expérimental et le courant analytique. Pour résumer, la première approche étudie l’homme depuis l’extérieur, et la seconde l’étudie depuis l’intérieur.


Après nous être penchés sur le courant expérimental, nous verrons le courant analytique, pour ensuite nous intéresser à la place de la foi dans tout ça.


Le courant expérimental


Ce domaine de la psychologie aborde l’homme d’un point de vue qui se veut le plus scientifique possible. Le courant expérimental appréhende l’homme à l’instar de la médecine contemporaine, autrement dit l’homme est une machine complexe qui peut s’enrayer ou se casser et qu’il faut alors réparer. Il s’agit de cataloguer à l’aide de statistiques la normalité de ce fonctionnement humain sous toutes ses coutures. Cela permet de détecter quand le comportement d’une personne s’écarte de la norme, et de proposer des stratégies adéquates permettant à l’individu de retrouver un fonctionnement adapté.


Dans ce domaine, le psychologue se présente comme un expert, un spécialiste qui par sa connaissance de l’homme est en mesure de répondre aux difficultés quotidiennes que rencontrent les individus. Comme chez le médecin, le patient va chez le psychologue pour qu’on lui dise ce qu’il a, et ce qu’il doit faire pour aller mieux.


Malgré les prétentions scientifiques de cette psychologie, le philosophe G. Canguilhem remarque[3] : « La psychologie ne peut pas, pour se définir, préjuger de ce dont elle est appelée à juger. Sans quoi, il est inévitable qu'en se proposant elle-même comme théorie générale de la conduite, la psychologie fasse sienne quelque idée de l'homme. Il faut alors permettre à la philosophie de demander à la psychologie d'où elle tient cette idée et si ce ne serait pas, au fond, de quelque philosophie. »


De fait, en abordant l’individu d’une manière qui se veut objective, le courant expérimental repose sur une certaine vision de l’homme. En premier lieu, toute forme de subjectivité dans l’analyse est écartée, c’est-à-dire que le fonctionnement habituel de l’homme est réduit à une « normalité » statistique. Ainsi, on présuppose que le bien de la personne[4] réside dans l’adaptation à son environnement. De cette manière, le comportement de l’homme est déduit de la synthèse des facteurs environnementaux tels que la classe sociale, l’éducation, etc…


Remarques


Ces considérations s’appuient sur une vision déterministe selon laquelle l’homme n’est pas vraiment libre de ses actions ; il ne ferait qu’agir en réaction aux influences sociales et environnementales qui s’exercent sur lui en permanence. De là à réduire l’homme à un simple objet entre les mains du destin, il n’y a qu’un pas : « A l'utilitarisme, impliquant l'idée de l'utilité pour l'homme, l'idée de l'homme juge de l'utilité, a succédé l'instrumentalisme, impliquant l'idée d'utilité de l'homme, l’idée de l'homme comme moyen d'utilité. L'intelligence n'est plus ce qui fait les organes et s'en sert, mais ce qui sert les organes[5]. […] Pour une psychologie où le mot âme fait fuir et le mot conscience, rire, la vérité de l'homme est donnée dans le fait qu'il n'y a plus d'idée de l'homme, en tant que valeur différente de celle d'un outil.[6] »


En cherchant à aborder l’homme avec un regard dépouillé de tout préjugé, les défenseurs du courant expérimental se sont concentrés uniquement sur la partie visible de l’iceberg, et ont refusé de considérer l’âme ou la conscience autrement que comme des résultats de l’environnement. En privant l’homme de toute forme de transcendance, ils ont transformé le sujet en objet. L’inspiration, la créativité, et toute forme de fécondité sont mortes, réduites aux conséquences logiques des circonstances.


Sur ce point, la forme que prend l’enseignement des promoteurs de ce courant parle de lui-même. Beaucoup s’empressent dans leurs démonstrations magistrales de briser l’idée de liberté individuelle chez les étudiants, soutenant leurs propos par de nombreuses et sensationnelles expériences sociales. Cela conduit G. Canguilhem à s’interroger : « Qu'est-ce qui pousse ou incline les psychologues à se faire, parmi les hommes, les instruments d'une ambition de traiter l'homme comme un instrument? »[7]


En réalité cette ambition, cet empressement, paraissent liés à une forme de zèle idéologique très en vogue aujourd’hui, s’il ne date pourtant pas d’hier. En proclamant que l’homme n’est qu’une chose qui fonctionne, il s’agit de briser l’orgueil des hommes qui, semble-t-il, a tant dévasté l’Histoire de notre planète. En lui refusant toute transcendance, il s’agit de faire la morale à l’Humanité entière. Il s’agit aussi de s’appuyer sur les progrès de la science pour s’arroger une lucidité sans précédent, ce qui permet de critiquer sans réserve le passé: aujourd’hui, nous savons ce qu’il en est de toutes ces croyances surannées, autant de superstitions dont la fatuité a si bien été percée à jour par notre Science. Finalement, cette force que les anciens attribuaient à la foi en Dieu, nous la trouvons maintenant décuplée par l’autorité de la Science, dans les prouesses techniques qu’elle nous présente.


Le grand avantage de cette nouvelle religion - n’ayons pas peur des mots - c’est qu’elle convient apparemment à toutes les idéologies : certains écologistes, dont la vénération de la nature conduit parfois à assimiler toute prévalence de l’Homme sur les espèces animales ou végétales comme une prétention sans fondement ; les marxistes, qui trouvent dans cette réification une égalité parfaite ; et les capitalistes invétérés, pour qui l’homme est finalement plus pratique comme outil de production.


La philosophie qu’induit le courant expérimental exerce une telle séduction sur nos esprits qu’on assiste aujourd’hui à une popularité immense du psychologue, le « prêtre » de cette religion inavouée. Puisque l’on fait désormais l’impasse sur l’âme, l’homme n’a plus rien à cacher, plus rien à protéger. On va donc chez le psychologue pour redevenir fonctionnel, pour parvenir à une meilleure adaptation, voire parfois pour s’optimiser, dans ce dernier cas le psychologue devient « coach ». Cette approche de l'homme comme objet s'assimile alors au transhumanisme. Par ailleurs, la psychologie elle-même se vulgarise : il devient tentant d’analyser soi-même une situation ou une personne à l’aide de théories psychologiques.


Il ne s’agit plus de faire confiance à l’expérience humaine, au bon sens de ses proches, mais de s’instruire de la science psychologique, qui surpasse l’expérience. La famille éclate, elle s’ouvre désormais dans son manque de repères à la science pour que le risque de la vie et des relations soit maintenu à un minimum acceptable.


Comme l’explique Pascal Le Maléfan[8], à force de prétendre comprendre les causes on finit par anticiper les conséquences. C’est alors qu’on cherche à prévenir toute forme de souffrance psychique en calibrant les individus par des tests d’intelligence et d’affectivité, pour ensuite adapter l’environnement. L’enfant turbulent devient un enfant souffrant d’hyper activité.


Concluons par une dernière citation de G. Canguilhem :« En fait, de bien des travaux de psychologie, on retire l'impression qu'ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle. Philosophie sans rigueur, parce qu'éclectique sous prétexte d'objectivité; éthique sans exigence, parce qu'associant des expériences éthologiques (l'étude scientifique du comportement animal) elles-mêmes sans critique, celle du confesseur, de l'éducateur, du chef, du juge, etc. ; médecine sans contrôle, puisque des trois sortes de maladies les plus inintelligibles et les moins curables, maladies de la peau, maladie des nerfs et maladies mentales, l'étude et le traitement des deux dernières ont fourni de toujours à la psychologie des observations et des hypothèses. »[9]


La psychologie expérimentale aurait donc mis la charrue avant les bœufs. En se penchant sur l’Homme sans admettre la profondeur de son mystère, elle a fini par le considérer comme un simple objet. L’objet en question se rebellant, opiniâtrement réfractaire à tant de dénigrement, il a fallu le forcer dans son rôle par la conviction que la science ne peut avoir tort. Dès lors que la fin est connue, tous les moyens sont permis. La rigueur scientifique s’abîme de voir son objet d’étude aussi récalcitrant, et dévoile des prodiges d’astuce dans son entreprise, avec le concours indispensable des statistiques, outil ambivalent s’il en est.[10] Après tout, la tentation de disséquer l’esprit humain est universelle, aussi qui voudrait que l’entreprise échoue ? La plus impressionnante prestidigitation repose sur le désir secret du public d’être dupé.


Le courant analytique


Tandis que le courant expérimental choisit pour cheval de bataille la science et utilise de préférence les statistiques pour assoir ses hypothèses, le courant analytique aborde l’homme de façon plus personnelle, plus intime. Il ne redoute pas de plonger dans les tréfonds de l’esprit de l’homme, et ce faisant lui accorde un relief tout particulier.


Au siècle dernier, une trouvaille est sortie de cette spéléologie intérieure : l’inconscient. Appréhendé depuis comme la boîte noire de notre identité, l’inconscient permet de mieux comprendre comment l’homme se développe et comment il interagit avec le monde. Antonyme de la conscience, l’inconscient recèle tout ce que l’esprit de l’homme ne peut assumer comme pulsion, tout le potentiel d’agir intolérable pour la société qu’il faut protéger par l’ignorance. Mais ce lieu secret n’est pas stable : il remue, agité par toute ces pulsions et fait parfois irruption dans la vie quotidienne.


De minutieuses observations cliniques ont permis de dessiner peu à peu le schéma intérieur de l’homme. A partir de ces observations émergent des principes thérapeutiques visant à favoriser la décomplexion du sujet (ou du moins l’apaisement de ses complexes), le fait de lui permettre d’accéder à une certaine quiétude intérieure dans sa vie quotidienne.


Contrairement au courant expérimental, la position du thérapeute n’est pas ici celle du sachant. Ainsi, malgré les connaissances et l’expérience du praticien, la situation ne peut évoluer sans l’implication du sujet. On admet donc que rien ne saurait remplacer l’expérience de la relation dans le soin, et encore moins une connaissance théorique. C’est d’ailleurs l’une des principales causes de divergence entre ces deux courants : la psychanalyse accuse le matérialisme des sciences expérimentales, qui reprochent à la psychanalyse un certain mysticisme dans sa vision de l’homme.


De fait, la psychanalyse ne craint pas de s’émanciper du factuel quand elle réfléchit sur l’Homme, ce qui cadre mal avec l’ambition scientifique revendiquée par le courant expérimental. Ces deux écoles de pensée peuvent cohabiter (dans le cursus universitaire par exemple) mais elles sont difficilement compatibles.


Alors que le courant expérimental présente dans sa démarche de recherche elle-même un biais de positionnement, les principes du courant analytique semblent de prime abord cohérents. En revanche, le père Denis Biju-Duval, dans son excellent ouvrage le psychique et le spirituel[11], remarque un défaut : en positionnant l’inconscient à la base de l’identité de la personne, la psychanalyse désigne celui-ci comme ce qu’il y a de plus profond en l’Homme. Autrement dit, le fondement de l’identité humaine reste de façon détournée la société, puisque l’inconscient se nourrit des pulsions inacceptables, décrétées par les normes sociales.


Par notre foi, nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette conclusion. Il s’agirait donc de poursuivre notre recherche plus avant, de creuser plus profondément encore dans l’Homme. Car si l’inconscient en est la fondation, où se situe sa dimension spirituelle ? Que faire de l’héritage de l’Eglise à propos de la vie intérieure des fidèles ?


Remarques


Ici, il nous faut préciser un amalgame regrettable de l’époque moderne : d’aucuns ne perçoivent en la foi chrétienne qu’un mécanisme social utile, et font de son utilité l’unique motif justifiant la religion. La foi servirait l'Homme, elle préviendrait l'anarchie en instaurant dans le cœur de chaque citoyen une morale favorisant la soumission à l'autorité. La dimension spirituelle en l’Homme ne serait qu’une projection imaginaire.


Pour beaucoup, la religion serait une source de consolation garantissant la joie du ciel en dépit des vicissitudes de leur temps. Ainsi, tout l'inconfort, toutes les souffrances de la vie de tous les jours serait constamment surpassée par la vision de l'autre monde, le malheureux trouvant le réconfort dans son imagination des délices qui l'attendent au paradis. Un opium pour le peuple, en somme.


Les progrès de la science ont fait disparaitre cette religion. L'Homme trouvant dès ici-bas le confort que les anciens attendaient du ciel, il peut maintenant s'émanciper de ses chimères passées et annoncer avec Nietzsche "Dieu est mort". Aujourd'hui, plus besoin d'attendre pour vivre mieux, plus besoin d'être dupé par quelque superstition. Plus même besoin d'apprendre la vie des anciens, il suffit de se renseigner sur internet.


Puisque l'information est générique, elle est sûrement objective. La vérité est dorénavant dans l'opinion scientifique. Quand un curieux se pose par hasard la question de l'origine de la vie, il se tourne vers Google. Quand il s'interroge sur la conscience, il découvre la théorie de l'émergence, selon laquelle de la complexité et de la profusion des connexions neuronales dans le cerveau nait le phénomène encore difficilement explicable qu'est la conscience de soi.


Autrement dit, pas de panique, la science va trouver l'explication - il suffit de lui faire confiance. En fait, la science, quand on la compare avec la religion sur des critères d'efficacité matérielle, parait loin devant. Trêve de superstition, donc. L'Homme n'a besoin de l'idée de Dieu qu'aux portes de la mort, quand sa faiblesse ne lui permet plus de réfléchir correctement. Pour la vie quotidienne la science pourvoit désormais.


Nous pouvons aujourd'hui sonner le glas de cette religion, construite par l'Homme pour panser ses tourments métaphysiques et ses frustrations quotidiennes. En faisant de l'élan de fraternité humaine la base de la religion chrétienne, on mélange les fruits avec l'arbre qui les porte. On passe à côté de l'essentiel : Dieu s'est révélé à l'Homme.


L'initiative de l'échange, de l'alliance, vient de Dieu, et non de l'Homme. Plus encore, Dieu s'est donné tout entier, jusqu'au bout, pour que l'Homme devienne Dieu. On voit ici que l'Homme ne peut que recevoir Dieu, il ne le devance en rien. Il se voit adressé par Dieu. Cette passivité qui nous est demandée est une violence pour notre orgueil, comme le dit si bien Josef Pieper: "Nous avons tendance à trop travailler: c'est une échappatoire, une façon d'essayer de justifier notre existence. Il n'y a qu'une justification à notre existence: c'est que Dieu nous aime."[12]


La psychanalyse, en faisant de l'homme le principe et la fin de toutes choses, ne saisit que la moitié du mystère de l’Homme. Sans Dieu, la vie est réduite à une constante adaptation à l'environnement. Les civilisations se succèdent mais c'est la même lutte pour le pouvoir.


Dieu ouvre à l'Homme une nouvelle voie qui le libère de son destin. Sans Dieu l'Homme est incapable de connaitre cette voie, qui est pourtant la seule à répondre au vrai désir de son cœur. Il ne s'agit pas d'une sagesse humaine mais de la sagesse divine, souvent incompréhensible pour nous. Ce n'est pas un nouveau style managérial du genre "l'union fait la force", ou encore "tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin". C'est bien plus que tout cela, c'est un dialogue intime qui nous révèle à nous-même et au monde, pour peu qu'on accepte de laisser l'initiative à Dieu. M.D. Molinié[13] explique que les saints sont des personnes ayant accepté pour de bon de se laisser dérouter par Dieu. Voilà le principal, l’illustre fondement de l’Homme.


Et maintenant


Qu'en est-il donc? Que vaut la psychanalyse pour un chrétien, pour celui qui a la foi? Denis Biju-Duval nous éclaire: si la psychanalyse est un bon serviteur parce que très lucide sur l'esprit de l'Homme, elle devient un mauvais maitre lorsqu'elle s'arroge le droit de considérer ce qui relève de l'âme du patient.


Il faut donc refuser à la psychanalyse le pouvoir de s’occuper de ce qui relève de la vie de l’âme. Molinié saisi avec subtilité l’omniscience que peut s’arroger ce courant de pensée par le truchement de l’inconscient : « En psychanalyse, on ne contredit jamais rien, on explique tout, et on l'explique par des mécanismes inconscients : que voulez-vous répondre à cela ? »[14] A cela nous devons répondre par les limites de l’inconscient, qui ne régit en rien le domaine de l’âme.


En effet, l'inconscient, qui se situe à la frontière de l'esprit (l'intelligence, le mental) et de l'âme (la demeure de Dieu en nous), n'est pas le fondement de notre identité. D'ailleurs notre capacité à dire "je" est reçue, non pas d'un Autre, produit de l'immanence des Hommes, mais de Dieu lui-même, dans une adresse intime, permanente et incompréhensible.


Denis Biju-Duval précise un élément capital: la préséance de l'âme sur l'esprit. Autrement dit, le soin premier de l'âme ordonne la vie intérieure et permet de traiter l'esprit avec bien plus d'effet. En revanche, si l'on se focalise sur l'esprit de l'Homme sans égards pour sa vie spirituelle, les frontières avec l'âme seront brisées et les tourments en seront dangereusement mélangées. En somme, comme le dit Jacques Maritain il faut distinguer pour unir. Sans distinction, impossible d’ordonner.


Ces observations sur une clinique qui préserve l'initiative de Dieu permettent aux praticiens de bonne volonté de s'atteler à la construction d'une clinique nouvelle, dont l'objet premier est de rendre l'Homme disponible à Dieu. Dans ce domaine si complexe, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu. En accueillant la primauté de Dieu en lui, l'Homme se dispose à la contemplation. Cette contemplation ordonne son être et l'ouvre au discernement "en esprit et en vérité".


La sincérité, aussi vitale soit-elle, nécessite la tutelle de la Vérité. C'est par la Vérité que l'Homme reçoit la liberté. Croire que l’Homme sincère avec lui-même est un Homme mûr n’est qu’une demie vérité, correcte selon l’esprit du monde mais insuffisante pour qui a la foi. L’Homme qui se connait doit encore s’offrir au feu de la Vérité pour grandir. Il doit passer par l’épreuve du jeune homme riche, et ce chaque jour que Dieu fait.


Ne nous méprenons pas : La vie spirituelle n’est pas un addendum facultatif, destiné aux plus motivés. Nous avons tendance à croire qu’en remplissant notre rôle, en étant relativement décents à l’égard de notre entourage, Dieu nous laissera tranquilles. Il n’en est rien. La fécondité de notre vie intérieure nous est vitale. Tant que nous n’adressons pas la parole au Verbe, tant que nous ne nous soucions pas de connaitre l’Homme nouveau, nous ne savons rien de l’Homme, nous nous perdons dans une profusion de conjectures ineptes.


En persistant à aborder le patient sans égards pour Dieu, sans faire preuve d’une certaine sobriété vis-à-vis de ce mystère, nous blessons Dieu en lui et nous dénigrons la Vie. L’Homme refusant la sagesse dont il était l’héritier s’est tourné vers des méthodes empiriques. Il s’est construit un Homme « normal », produit de la contingence, référence scientifique. Tournons-nous à présent vers l’Homme nouveau, le Principe et la Fin de toute la création. Admettons qu’Il est ce que nous cherchons, notre seule Voie. Notre choix est vital.


Car il ne faudrait pas oublier que nous sommes en guerre. Une lutte permanente d’une ampleur insoupçonnée a lieu au milieu de nous entre les créatures servant Dieu et celles qui se refusent à Lui. Dans cette lutte, dont l’enjeu est notre âme, nous avons trois ennemis : le monde, le diable, et nous-mêmes. Autrement dit, le vieil homme qui sommeille en nous n’est qu’un des trois adversaires contre lesquels il nous faut nous battre. En lui prêtant toute notre attention, en nous plaçant au centre des choses, nous donnons aux deux autres adversaires un pouvoir immense.


Le fait est qu’en niant au monde invisible sa réalité, nous lui ouvrons grand la porte de notre imagination, et par là de notre âme. Neal Lozano, dans son livre délié[15], évoque cette lutte avec autant de prudence que de perspicacité. Par des conseils avisés il donne des repères fiables sur ce terrain que nous ne soupçonnons que trop rarement.


En tant que psychologue, il est de notre devoir de creuser les limites de notre responsabilité envers le patient. Nous devons heurter nos habitudes cliniques à la réalité de notre foi, afin d’approfondir notre pratique et de la rendre cohérente. Il est absurde d’enterrer notre vie de foi quand nous abordons notre activité professionnelle. Sans elle, nous serons incapables de distinguer ce qui vient d’une blessure spirituelle de ce qui vient d’une blessure psychique, nous serons incapables de faire la part des choses entre l’espace thérapeutique et l’espace de l’accompagnement spirituel.


Le psychologue n’a pas la charge de la direction spirituelle du patient. En identifiant clairement son domaine d’intervention, il montre aussi au patient que sa vie spirituelle doit être appréhendée à un autre niveau, plus profond. De la pudeur du praticien peut naitre chez le patient le respect de sa vie intérieure, le désir d’en prendre soin par la reconnaissance du mystère qui lui est confié, du Dieu qui habite en lui.


« Frères, aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même: si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. Car, si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants. »[16]


Denis Biju-Duval conclue sur la nécessité, aujourd’hui, que des catholiques se penchent sur le monde de la psychologie avec et non pas malgré leur foi, pour convertir les intelligences et toucher les cœurs. Il ne s’agit pas tant de chercher à convertir le patient que de convertir sa propre pratique. Ne nous laissons pas bercer d’illusion, guidés par le courant des mondanités et des modes. Si nous vivons, que ce soit la tête haute, « Enracinés et fondés en Christ, affermis dans la foi »[17]. Voilà notre privilège, voilà notre devoir.

[1]Nombre de psychologues en France de 2010 à 2018, Statista Research Department, 1er mars 2019 [2]P. Le Maléfan, Pourquoi les psychologues ? Revue « connexions » 2004/1 n° 81 p 134 [3]G. Canguilhem, Qu’est-ce que la psychologie ? conférence du 18 décembre 1956 au collège philosophique, publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1958 n°1, 12-25 [4] Depuis que l’OMS a définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, (qui) ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité », il ne s’agit plus uniquement de soigner les blessures, mais de faire du bien. (Préambule à la Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé, Actes officiels de l'Organisation mondiale de la Santé, n°2, p. 100). [5]Ibid, p. 87 [6]G. Canguilhem, op. cit., p. 89 [7]Ibid, p. 89 [8]P. Le Maléfan, op. cit. p.126 [9]G. Canguilhem, op. cit. p.77 [10] Voir à ce sujet A. Supiot, la gouvernance par les nombres, Fayard, 2015 ; O. Rey, quand le monde s'est fait nombre, Stock, 2016 ; P-Y. Gomez, Le travail invisible : enquête sur une disparition, Desclée De Brouwer, 2013, et J.Z. Muller, La tyrannie des métriques, Markus Haller, 2020 [11]D. Biju-Duval, le psychique et le spirituel, éditions Emmanuel, décembre 2001 [12] J. Pieper, De la foi, Ad Solem, 2011 [13] M. D. Molinié, le courage d’avoir peur, Points, 2017 [14]Fr. M-D Molinié, lettre aux amis n°12 (noël 1971) p.4 [15] N. Lozano, Délié : guide pratique de la délivrance, éditions des Béatitudes, 2014 [16]Lettre aux Romains 14, 7-9 [17]Lettre aux Colossiens 2, 7"




Kommentare


bottom of page