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Les corporations et l’Etat

Bonjour !


Vous souvenez-vous de l’article de la série présidentielle 2022 sur l’économie et la financiarisation ? Nous cherchions dans cet article à comprendre pourquoi le fonctionnement de l’économie moderne s’apparente à une structure de péché, comme nous le fait remarquer saint Jean-Paul II et, avec l’aide de René de La Tour du Pin, nous avions identifié les corporations comme un moyen excellent d’équilibrer cette économie.


J’ai poursuivi mes recherches, en tentant de comprendre ce qui s’est passé depuis que René de la Tour du Pin a donné au monde son excellent livre Vers un ordre social chrétien. Rappelons que cet héros légendaire, l’un des principaux inspirateurs de la doctrine sociale chrétienne, a essentiellement œuvré à la fin du XIXème siècle. De l’eau a donc coulé sous les ponts depuis… J’ai cherché du côté de la politique sociale du général de Gaulle, qui avait à ce qu’on dit comme livre de chevet Vers un ordre social chrétien. Son projet de la participation en entreprise semble très important à ce sujet, mais j’ai eu du mal à m’en faire une idée claire. En revanche, figurez-vous que Jean Daujat a écrit en 1970 un livre intitulé… L’ordre social chrétien !


Ce livre est une vraie encyclopédie. Depuis le temps que je cite Jean Daujat, vous connaissez son amour de la philosophie thomiste et la rigueur de sa pensée, ce sont des atouts de taille pour traiter de questions épineuses comme celle-ci.


Rappelez-vous les constatations de la Tour du Pin sur son époque : depuis la destruction du régime corporatif à la Révolution, il témoigne avec une souffrance que l’on peine à imaginer la société de son temps osciller entre l’individualisme libéral et le collectivisme des socialistes, sans jamais retrouver l’équilibre perdu à la Révolution.


Jean Daujat se penche donc sur le sujet. Vous allez voir, sa façon d'aborder la question est tout à fait passionnante :


« Il reste [...] à traiter l'important problème de savoir si c'est l'individu qui est pour la société ou si c'est la société qui est pour l'individu, problème dont on discute beaucoup aujourd'hui et sur lequel on a dit et écrit beaucoup de sottises. Bien sûr l'individualisme soutiendra que la société est pour l'individu et le collectivisme soutiendra que l'individu est pour la société: comment dépasser ces deux points de vue partiels?


« Pie XI a donné la réponse chrétienne en écrivant dans l'encyclique Divini Redemptoris que "la personne individuelle et la société sont réciproquement ordonnées l'une à l'autre". Comment expliquer cela?


« 1° L'individu, ne pouvant avoir par lui seul son complet développement humain, est naturellement "membre de la société" [...] et par conséquent "ordonné à la société comme un membre au tout" dont il fait naturellement partie (st Thomas d'Aquin): la société seule réalise le complet développement humain et par là l'individu lui est subordonné. C'est là ce que n'a pas compris l'individualisme.


« 2° Le bien commun au service duquel est la société n'est pas un bien étranger aux individus pour lequel ils seraient utilisés comme des instruments: ce serait là une grave erreur collectiviste ou totalitaire. Ce bien commun n'est rien autre que le vrai bien humain des individus et par là la société est pour les individus.


« Nous avons donc bien trouvé ainsi la subordination réciproque affirmée par Pie XI. Mais n'est-ce pas contradictoire? En mathématiques on ne pourrait pas affirmer que a est plus grand que b et que réciproquement b est plus grand que a sans tomber dans la contradiction. Nous ne sommes pas ici en mathématiques, c'est-à-dire dans le domaine de la quantité, mais ce serait pourtant contradictoire s'il s'agissait d'une subordination absolue et sous tous les rapports. Nous avons montré que c'est sous un aspect que l'individu est pour la société (en tant que l'individu seul n'est pas complètement développé et ne le sera que dans la société) et sous un autre aspect que la société est pour l'individu (en tant précisément qu'elle est pour le développement humain de l'individu). Mais comme il ne peut pas y avoir de relatif sans absolu qui en soit la raison d'être et le fondement, il faut pour voir vraiment clair dans ce problème rechercher où nous trouverons la subordination absolue et totale qui expliquera tout le reste.


« Aussi ne comprendra-t-on vraiment la solution de cette question capitale que si l'on a d'abord compris que personne individuelle et société sont toutes les deux subordonnées, et cette fois d'une manière absolue et totale, à un même objet qui est la perfection humaine ou le vrai bien humain: l'homme pris individuellement ou socialement est subordonné à sa perfection humaine. Parce que ce vrai bien humain est bien commun inaccessible à l'individu isolé et qui ne peut être réalisé que par la société, l'individu est subordonné à la société (vérité méconnue par l'individualisme) mais parce que ce bien commun est le vrai bien humain des individus la société est aussi par là subordonnée à l'individu (vérité méconnue par le collectivisme): individu et société sont donc bien ainsi réciproquement subordonnés l'un à l'autre au sein de leur commune subordination au vrai bien humain. La société est en quelque sorte médiatrice entre l'individu et son complet développement qu'il ne peut avoir qu'en elle et pour lequel elle existe (c'est en ce sens que les papes ont si souvent affirmé contre toutes les formes de collectivisme et de totalitarisme que "la société est pour l'homme"). L'individu doit vouloir et aimer le bien commun plus que son bien individuel (nous avons montré que sans cela il ne se subordonnerait pas au bien commun et il n'y aurait pas de société) mais parce que ce bien commun est humainement meilleur pour lui que son bien individuel, est une plus haute perfection humaine pour lui.


« [...] Pour établir un ordre de droits et de devoirs réciproques entre l'individu et la société, il faut reconnaitre que le sujet humain, qu'on le considère comme être individuel ou collectivement comme être social, et soumis à une loi naturelle et objective supérieure à lui dont Dieu, Créateur de sa nature, est l'auteur. Parce que le monde moderne refuse cette soumission à la loi de Dieu et veut que l'homme soit le Maître absolu de lui-même dans une indépendance absolue, ou bien c'est l'Homme collectif, la société qui est le Maître absolu, et on aboutit au totalitarisme, à l'esclavage, à la tyrannie: voilà pourquoi les sociétés modernes oscillent sans fin entre anarchie et tyrannie, entre désordre et esclavage."[1]


Bon, c’est une grosse citation qui peut paraître indigeste mais la problématique posée est si importante qu’on ne peut pas faire abstraction de la réponse de l’auteur. Le monde s’obstine à traiter le problème de façon simpliste, statistique, au point qu’on en arrive à des situations tout bonnement invraisemblables. Tenez par exemple : un rapport du sénat paru il y a quelques jours indique qu’entre 2017 et 2021, la pesanteur administrative a coûté environ 2 milliards d’euros aux collectivités. Autre exemple : le S de la loi 3DS, qui signifie « simplification », portait à la base 20 propositions. Au fur et à mesure du processus, il en comporte dorénavant 96. Nous sommes donc incapables de prendre le problème par le bon côté, exactement comme un mère voulant aider son enfant à prendre son autonomie et qui lui remplirait sans cesse son emploi du temps: la liberté ne peut pas venir du haut, elle ne peut pas venir du gouvernement. Celui-ci peut seulement la permettre. La Tour du Pin, dont la clairvoyance est tout bonnement exceptionnelle, nous avait prévenu par l’adage suivant de Cicéron : Summum Jus, Suma injuria. Le droit poussé à l’extrême est un abus.


Le problème, comme l’indique si bien Jean Daujat, c’est que la distance entre l’individu et la société est trop grande pour que la société garde la mesure de l’homme d’aussi loin. C’est la raison pour laquelle il faut des échelles intermédiaires entre l’homme et la société MAIS il est impératif que ces groupements soient articulés de façon organique, de façon naturelle. Et pour ce faire, il faut appliquer le principe de subsidiarité (dont nous avons parlé ici) et que le pape Pie XI va nous expliquer ci-dessous. Ce qui est tout bonnement fantastique, c’est que Jean Daujat nous annonce que ces échelles intermédiaires naissent toutes seules, de la nécessité inhérente à chaque profession. L’union fait la force ! Mais si les corporations naissent spontanément, elles vont forcément avoir un poids inégal… Qu’adviendra-t-il des plus faibles ? Et bien tout naturellement, elles vont se fédérer entre elles, et ainsi de suite. Pour peu que le gouvernement protège ces élans. C’est-y pas beau ? La nature est bien faite, non ?


Alors, pourquoi ne sommes-nous pas déjà dans un régime corporatif ? Qu’est-ce qui bloque la réalisation de cet ordre naturel ?


Tout d’abord, l'auteur remarque fort à propos que ce régime corporatif contemporain existe déjà, sous la forme du syndicalisme d'inspiration chrétienne et de "groupements" qui réunissent "soit les membres soit les entreprises d'une même profession en fonction de leurs intérêts communs et en leur imposant des disciplines communes". Rassurez-vous, Jean Daujat exclue d’office les syndicats d’inspiration socialistes, dont l’esprit est complètement biaisé comme on l’a vu tout à l’heure. Je vous l’accorde, il ne reste plus beaucoup de syndicats non socialistes mais bon, c’est pour ça qu’on réfléchit à des solutions. Patience.


La question est donc : comment favoriser ce régime corporatif balbutiant ?


Tout d’abord, « primum non nocere ». Héhé j’ai un bagout pour le latin ce matin, vous m’excuserez. « D’abord, ne pas nuire ». Comme les médecins, il faudrait que l’Etat réfléchisse un peu avant d’intervenir, pour voir si son action ne va pas étouffer dans l’œuf les initiatives locales. Passons maintenant le micro au pape Pie XI, qui nous explique la situation dans son encyclique Quadragesimo Anno :


« Depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. Cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités.


« Il est vrai sans doute, et l’histoire en fournit d’abondants témoignages, que, par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.


« L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.


« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. »[2]


Ainsi, l’Etat ne devrait pas chercher à créer des corporations, mais il devrait aménager la loi pour reconnaitre et aider ces corporations tout en limitant leurs excès, exactement comme pour la société familiale: « ce n'est pas l'État qui crée les familles, mais lorsque le mouvement naturel qui porte les sexes l'un vers l'autre pousse un jeune homme et une jeune fille à fonder une famille, ils trouvent la législation du mariage toute prête pour la reconnaître légalement, la soumettre à un statut légal, lui accorder un certain nombre de droits la protégeant et favorisant son développement, en empêcher les possibles déviations [...] il s'agit donc simplement de réaliser pour la société professionnelle ce qui existe avec la législation du mariage pour la société familiale: associations formées spontanément et librement par l'initiative des intéressés mais législation les reconnaissant légalement en les soumettant à un statut légal. »[3]


On le voit, le régime corporatif qu’il est nécessaire de libérer pour rétablir l’équilibre économique et social ne ressemblerait en rien aux guildes ou corporations du Moyen Âge dans leur forme. Pour résumer, le régime corporatif consiste à « laisser se développer spontanément et librement les associations qui dans les conditions réelles du travail dans le monde d'aujourd'hui s'y formeront par l'initiative des hommes d'aujourd'hui en naissant de la réalité de leurs besoins et de leurs solidarités: de telles associations ne peuvent que correspondre exactement aux conditions du travail dans le monde d'aujourd'hui puisqu'elles en seront issues, et la raison profonde de cela est qu'une solution réaliste qui a son fondement dans la réalité des besoins humains ne peut pas être autre chose que pleinement actuelle comme cette réalité elle-même. Mais bien sûr un tel régime corporatif contemporain serait totalement différent du régime corporatif médiéval, ne lui ressemblerait en rien, n'aurait en commun avec lui que les principes directeurs et animateurs [...], et lui-même évoluerait constamment en s'adaptant sans cesse à l'évolution d'aujourd'hui si rapide du progrès technique. Ainsi seulement serait respecté le sens authentique de l'expression "régime corporatif" qui signifie associations se formant librement et spontanément à partir des besoins réels et des solidarités réelles et exclut tout ce qui serait imposé aux professions de l'extérieur et artificiellement. »[4]


Bon, ben y a plus qu’à non ? Je sais pas vous mais ça m’a l’air appétissant tout ça !


Avant de vous laisser je voulais une nouvelle fois vous remercier pour vos encouragements, et vous encourager à participer autour de ces sujets : si vous avez lu quelque chose d’intéressant ou si vous êtes témoins d’une initiative remarquable, et surtout si vous avez des idées pour promouvoir ce régime corporatif, n’hésitez pas !


Bonne semaine !


[1] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, pp.123-125. (l’italique est de bibi) [2] Pie XI, encyclique Quadragesimo anno du 15 mai 1931, §85-88. [3] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, p.368. [4] Jean Daujat, l'ordre social chrétien, Beauchesne, 1970, pp.365-366.




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