top of page
Photo du rédacteurRatatouille

Que ma joie demeure

« C’était une nuit extraordinaire.


Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit. »


Voici les premières lignes du livre que j’aimerais sortir du placard aujourd’hui. C’est l’œuvre d’un conteur, dans laquelle on entre par le cœur. Les livres peuvent être poignants, ils peuvent nous travailler dans notre intelligence mais ils peuvent aussi nous guider comme dans un rêve, et parler directement à notre intérieur. C’est le cas de celui-ci. Que ma joie demeure, de Jean Giono, a été publié en 1935. C’est une histoire touchante, simple et puissante. On y découvre la vie paysanne sur un plateau de Haute-Provence, au début du siècle dernier. Pourquoi vous proposer ce livre ?


Eh bien pendant le dernier article, nous avons creusé les risques liés à l’utilisation sans recul des nouvelles technologies aujourd‘hui. Ce n’est pas un thème très réjouissant, et surtout il nous force à nous poser la question d’une alternative. Il est dorénavant impossible de refuser d’utiliser les technologies modernes sans s’exclure du même coup de la vie sociale. D’ailleurs, ces technologies couvrent la plus grande partie du territoire français, que nous le voulions ou non.


Mais critiquer la situation sans proposer d’alternative revient seulement à déstabiliser notre quotidien. Nous avons besoin d’un idéal concret, réalisable à notre échelle. Nous avons besoin de retrouver le bonheur. Ici je laisse la parole à Alexis Guénez qui résume une réflexion très intéressante de Chesterton, dans un commentaire du livre Hérétiques. Selon notre célèbre journaliste, le bonheur réside « dans un amour des choses pour ce qu’elles ont de permanent, et ainsi pour ce qui, en elles, [nous] dépasse. L’homme heureux est celui qui connaît la nature des choses qui lui confère ainsi la faculté de contemplation, qui s’attache non pas à ce que chaque chose est pour soi-même, mais à ce que les choses sont en elles-mêmes. »


Cette approche du bonheur illustre exactement la quête des paysans dans le livre de Jean Giono. Au début du livre, les paysans sont fatigués, las de la vie sur leur plateau morne. Mais un saltimbanque, Bobi, arrive un jour, et entreprend de leur ouvrir les yeux sur « l’amour des choses pour ce qu’elles ont de permanent ». Ce n’est pas un violent révolutionnaire, ni un prestidigitateur qui lance des paillettes, mais il fait revivre la plaine par une espèce de poésie.


Ce qui est très beau je trouve c’est que cette poésie ne vient pas vraiment du saltimbanque, mais celui-ci la suscite à l’intérieur de chacun des paysans. Ils se déploient alors peu à peu, et cherchent la beauté, en trébuchant sur leur humanerie, comme dirait saint Ignace. Le passage suivant est une réflexion de Jourdan, un paysan du plateau marié à Marthe et ami de Bobi.


« Il pensa aux signes d’or dans la nuit d’hiver ce troisième soir quand ils retournaient à la Jourdane dans le brouillard épais. Il s’était efforcé de lire des lettres et ça n’était que la porte et la fenêtre de la ferme avec le feu derrière. Il pensa à la fleur de carotte, aux mystérieuses plantes du ciel pour lesquelles Bobi était meilleur paysan que lui. Il se disait : « Pauvre, pauvre ! voilà que je ne comprends pas. » Ils étaient là tous les deux, lui et Marthe, comme des déshérités malheureux. Tout comprenait autour d’eux, depuis la petite plante jusqu’au plus gros chêne, et les bêtes, et les astres même sans doute et la terre, là, sous ses pieds avec son grumelage, et son feutrage, et ses veinules d’eau. Tout comprenait et était sensible. Ils étaient seuls à être durs et imperméables malgré la bonne volonté. Il fallait qu’ils aient perdu comme ça le bel héritage de l’homme pour être si pauvres, pour se sentir ainsi dépouillés, et faibles, et incapables de comprendre le monde. »


D’une certaine manière, je trouve que cette frustration du pauvre type qui sent la beauté cachée autour de lui sans parvenir encore à la trouver est comparable à la frustration des apôtres du Christ qui ne comprennent pas les paraboles. C’est une disposition extrêmement importante, parce que le paysan et les apôtres ont déjà, en quelque sorte, la foi. Ils savent que le signe qu’ils cherchent est à leur portée, et agissent en conséquence. Leur action est déjà convertie, ils ne se possèdent déjà plus tout à fait eux-mêmes. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », comme dit Pascal.


J’avoue être très embarrassé parce que je voulais vous faire profiter d’un excellent commentaire sur ce livre, que j’ai lu il y a quelques années. Seulement, pas moyen de le retrouver. Il me semble que c’était un commentaire d’Eloi Leclerc, mais à y bien réfléchir c’était peut-être Molinié, ou même Fabrice Hadjadj. C’est vous dire si je suis près de le dénicher ! Si l’un d’entre vous voit de quel commentaire je veux parler, je serais très heureux de mettre la main dessus… En particulier parce que Que ma joie demeure pose une question au lecteur : la joie peut-elle demeurer ? Par réflexe j’ai envie de dire « en aucun cas auprès d’un Jedi ». Les héros ou les poètes ne sont pas les dépositaires de la joie, ils peuvent seulement nous guider en attisant les charbons que nous contenons. Comme saint Jean-Baptiste, il faut qu’ils lâchent finalement prise pour laisser la place au Vrai Maître. Bref, en l’absence de ce précieux commentaire, à nous de prouver ce qu’il en est ! En tout cas, c’est une lecture qui décoiffe.


Lisez, méditez, agissez !


Bonne semaine,

Comments


bottom of page