Ce texte d'Ivan Illich a été présenté pour la première fois en français lors du colloque d’ECOROPA à la Gesamthochschule de Cassel, en septembre 1980.
"« Travail » et « emploi » sont aujourd’hui des mots clefs. Il y a trois siècles, ni l’un ni l’autre n’avaient leur sens actuel. Tous deux restent encore intraduisibles dans de nombreuses langues non européennes. La plupart des langues n’ont jamais eu un mot unique pour désigner toutes les activités considérées comme utiles. Certaines ont un terme spécial pour désigner les activités rémunérées. Ce terme a généralement une connotation de pot-de-vin, corruption, taxation ou extorsion d’intérêts. Aucun de ces mots ne recouvre ce que nous appelons « travail ». Voici trois décennies que les agences du gouvernement de Djakarta tentent d’imposer un terme unique, bekerdja, au lieu de la demi-douzaine de mots employés pour désigner les activités productives. Soekarno avait considéré ce monopole d’un terme unique comme un pas décisif dans la création d’une langue malaise pour la classe ouvrière. Les planificateurs du langage furent relativement suivis par les journalistes et les dirigeants syndicaux. Mais les gens continuent à employer des termes différents selon les activités dont ils parlent: familiales, communautaires, astreignantes, bureaucratiques, qu’elles soient ou non rémunérées. D’un bout à l’autre de l’Amérique latine, les gens éprouvent moins de difficultés à effectuer la tâche rétribuée qui leur est assignée qu’à saisir ce que le patron veut dire par trabajo. Pour les chômeurs laborieux de Mexico, desempleado qualifie toujours un fainéant désœuvré dans son emploi bien payé et non celui que les économistes appellent « chômeur ».
Pour les Grecs de l’époque classique, et plus tard les Romains, travailler de ses mains, ou sous un chef, ou pour un profit commercial, était une activité servile qu’il fallait laisser aux petites gens et aux esclaves. En théorie les chrétiens auraient dû considérer le travail comme partie intégrante de la vocation de tout homme. Paul, le fabricant de tentes, avait essayé d’introduire l’éthique juive du travail dans la chrétienté : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Th 3, 10). En fait, cet idéal des chrétiens primitifs fut sérieusement relégué. Dans les monastères occidentaux, sauf lors de courtes périodes de réformes, la devise de saint Benoît « ora et labora » était interprétée comme une exhortation à superviser la besogne des frères servants et accomplir l’œuvre de Dieu par la prière. Dès l’Antiquité il existe des termes pour désigner les différents ensembles de tâches dues au seigneur ou à la communauté, mais pas plus la Grèce que le Moyen Age n’ont possédé un terme qui ressemblât à nos « travail » et « emploi ».
Durant toute la période médiévale, ce qu’on entend aujourd’hui par travail, à savoir travail salarié, était signe de souffrance. Il contrastait avec au moins trois autres types de labeurs : les activités multiples grâce auxquelles la majorité des gens créaient leur subsistance, en marge de tout échange monétaire ; les métiers de savetier, barbier, tailleur de pierre ; les diverses formes de mendicité grâce auxquelles des gens vivaient de ce que d’autres partageaient avec eux. En principe, la société médiévale avait une place pour tous ceux qu’elle reconnaissait comme ses membres. Sa structure formelle excluait tout chômage ou indigence. Quiconque se consacrait à un travail salarié – non pas occasionnellement pour apporter quelque chose au foyer, mais en tant que moyen d’existence permanent – révélait clairement à la communauté que, au même titre que la veuve ou l’orphelin, il était sans feu ni lieu et dépendait donc de l’assistance.
En septembre 1330 mourut à Florence un riche drapier qui léguait sa fortune aux indigents. La Guilde d’Or San Michele était chargée de distribuer ses biens. Dix-sept mille bénéficiaires furent choisis et enfermés à minuit dans les églises disponibles. A sa sortie, chacun reçut son legs. Mais comment ces indigents furent-ils sélectionnés ? Nous le savons grâce aux archives des Charités des guildes dans la Florence proto-industrielle. On y voit les catégories d’indigents : l’orphelin, la veuve, la victime d’un récent malheur, le chef de famille totalement dépendant d’un travail salarié ou obligé de payer un loyer pour abriter les siens. La nécessité de pourvoir à tous les besoins vitaux par un travail salarié était signe de totale impuissance à une époque où le mot pauvreté désignait bien plus une attitude estimable qu’une condition économique. Le pauvre était le contraire du potens, du puissant, et non pas du dives, du riche. Il n’était pas le misérable. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, le terme de pauvreté recouvrait avant tout un détachement réaliste des choses éphémères. La nécessité de gagner sa vie par un travail salarié était la marque de ceux qui avaient touché le fond, de ceux qui étaient trop infortunés pour s’ajouter simplement à l’énorme foule médiévale des infirmes, des exilés, des pèlerins, des fous, des frères, des errants, des sans-foyer qui constituaient le monde des pauvres. Le fait de dépendre d’un salaire était le signe que le travailleur n’avait ni un foyer à la subsistance duquel il pourrait contribuer ni la capacité de subsister des aumônes de la société. On pouvait discuter du droit à la mendicité mais l’idée d’un droit au travail était hors de question.
Pour éclairer le droit à la mendicité, qu’on me permette de citer un sermon de Rathier de Vérone, prononcé en 834, près d’un demi-millénaire avant l’exemple florentin. Ce sermon est une exhortation morale à propos des droits et des devoirs des mendiants :
« Vous vous plaignez de votre faiblesse. Remerciez plutôt Dieu, ne vous plaignez pas et priez pour ceux qui vous maintiennent en vie. Et vous, là-bas, bien que vigoureux, vous vous plaignez du fardeau de vos nombreux petits. Alors, éloignez-vous de votre épouse, mais non sans avoir d’abord obtenu son consentement, et travaillez de vos mains afin de pouvoir vous nourrir et en nourrir d’autres. Vous dites que vous ne pouvez le faire. Alors, pleurez sur votre faiblesse, qui pèse lourdement sur vous. Mendiez avec modération ce qui vous est nécessaire, abstenez-vous de tout ce qui est superflu… Prenez soin des malades, réconfortez les agonisants et lavez les morts. »
Rathier parle ici d’un droit à la mendicité qui, pendant mille ans, ne fut jamais contesté.
Cette aversion du travail salarié, la majorité du monde contemporain l’éprouve toujours. Mais, avec l’actuelle prépondérance de l’économique dans la langue usuelle, les gens sont privés de mots pour exprimer directement leurs sentiments. Il faut lire une lettre que j’ai reçue d’un Mexicain de vingt- trois ans, dans laquelle transparaît clairement cet ébahissement traditionnel à l’égard de ceux qui dépendent totalement du travail salarié. Miguel, mon correspondant, est le fils d’une veuve qui a élevé ses quatre enfants en cultivant des radis qu’elle vendait au marché local, sur une natte à même le sol. Outre les enfants, il y avait toujours chez elle des étrangers qui y mangeaient et dormaient. Miguel avait été invité en Allemagne par un monsieur Müller, instituteur à l’école primaire de son village natal, qui, en cinq ans, avait rénové partiellement une vieille maison, lui ajoutant une chambre d’amis. Miguel accepta l’invitation car il voulait s’initier à la photographie d’art chez Leitz. Il projette de constituer une documentation photographique sur les méthodes traditionnelles de tissage.
N’étant pas entravé par un bagage scolaire, Miguel apprit rapidement à parler l’allemand. Mais il ne parvenait pas à comprendre les gens. Dans sa lettre, écrite après six mois de séjour en Allemagne, il racontait :
« Senor Müller se conduit comme todo un senor (en français : un homme de bien), mais la plupart des Allemands se conduisent comme des indigents qui auraient trop d’argent. Il n’en est aucun qui puisse aider l’autre. Pas un qui semble avoir une maison lui permettant d’intégrer des gens chez lui – dans son foyer. »
Je crois que les commentaires de Miguel reflètent bien la situation et les attitudes d’un millénaire révolu : les gens qui vivaient grâce à un salaire étaient ceux dont le foyer ne pouvait subsister par lui-même, qui étaient privés des moyens de pourvoir à cette subsistance et se sentaient incapables d’offrir à d’autres une subsistance. Pour Miguel, l’image du travail salarié n’est pas encore figée de l’autre côté du miroir.
Mais pour le monde occidental, le travail a traversé le miroir entre le XVIIe et le XIXe siècle. L’agression écologique avait pris son essor avec la destruction la plus significative et la moins reconnue : l’élimination progressive des valeurs d’utilisation commune du milieu, facteurs des activités de subsistance. Au lieu d’être une preuve de dénuement, les salaires en vinrent à être considérés comme une preuve d’utilité. Au lieu d’être un supplément à la subsistance, ils en vinrent à être tenus – par ceux qui les payaient – comme la source naturelle des moyens d’existence des populations. On trouve une illustration des débuts de l’idéologie sous-jacente à cette attitude en 1777, à peine douze ans avant la Révolution française. L’Académie de Châlons-sur-Marne avait mis au concours une dissertation sur le sujet suivant : « Comment abolir la mendicité généralisée d’une manière qui profite à la fois à la Couronne et aux pauvres. » Cette initiative reflète la prolifération de la mendicité en un temps où se développaient la privatisation, la proto-industrie et les valeurs bourgeoises. Elle reflète aussi une nouvelle signification économique de la pauvreté, condition qui désormais est l’inverse non plus de celle des puissants mais des possédants. Le prix du concours fut décerné à un essai dont les premières phrases résument la thèse :
« Depuis des siècles on cherche la pierre de la sagesse. Nous l’avons trouvée. C’est le travail. Le travail salarié, voilà la source naturelle de l’enrichissement pour les pauvres. »
L’auteur est encore un lettré, successeur du clerc. Il sait, lui, qu’il vit d’une sinécure, d’un bénéfice ou d’une forme de libéralité quelconque. A son travail intellectuel, il n’appliquerait jamais d’aussi prodigieux pouvoirs de transformation. Il soutiendrait son droit à une mendicité de haut niveau. Il est bien loin de la naïveté du professeur moderne qui s’estime un vrai travailleur, certes en col blanc, mais socialement productif, gagnant légitimement sa vie. L’un et l’autre, pourtant, appellent la même remarque : ceux qui, depuis le XVIIIe siècle, dissertent sur le travail, sa valeur, sa dignité, ses joies, écrivent toujours sur le travail que font les autres.
L’essai reflète aussi l’influence de la pensée hermétique ou alchimique sur la théorie sociale. Le travail est présenté comme la pierre de sagesse, la panacée, l’élixir magique qui transforme en or tout ce qu’il touche. La nature se transforme en biens et en services marchands au contact du travail qui la transmue. C’est la position fondamentale des économistes classiques, d’Adam Smith et Ricardo à Mill et Marx, même s’ils reconnaissent, chacun à sa façon, la contribution du capital et des ressources dans la valeur. Marx a remplacé le langage alchimique de la fin du XVIIIe siècle par celui de la chimie, en vogue à son époque. La perception hermétique de la valeur détermine encore aujourd’hui le caractère de l’éthique sociale, bien qu’en économie la théorie de la valeur- travail ait été remplacée d’abord par la théorie de l’utilité, puis par la pensée post-keynésienne, et finalement par la totale confusion où l’on se trouve aujourd’hui, et qui justifie cette opinion d’un contemporain que « les économistes conçoivent le monde en des termes qui passent à côté de ses caractéristiques essentielles ou n’en donnent qu’une image déformée ». Les économistes ne sont pas plus au clair sur le travail que les alchimistes ne l’étaient sur l’or."
Ivan Illich, Le Travail fantôme, éd. du Seuil, 1981, chapitre 5
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