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Sursum Corda

Bonjour!


Aujourd'hui je vous propose un article un peu long. En réalité il s'agit d'une conférence que j'ai donnée à Lille pour les soirées Nicodème, le 14 mai 2021. Merci aux fondateurs de Nicodème, Gatien et François, de m'avoir permis d'en publier ici le texte.


"Je suis très heureux de pouvoir présenter aujourd’hui Eloi Leclerc, ce prêtre franciscain qui nous a quittés en 2016 à l’âge honorable de 96 ans. La majorité d’entre vous connaissent probablement déjà cet auteur, mais peut-être ne connaissez-vous de lui que son livre Sagesse d’un pauvre, qui est déjà un vrai météore en lui-même. Cette œuvre est un peu comme le petit prince de Dieu : poétique, simple, mais profonde et très émouvante.

J’ai découvert Eloi Leclerc à partir d’un extrait de Sagesse d’un pauvre, que je mets ci-dessous. Il s’agit d’un dialogue entre François d’Assise et frère Léon, qui se promènent dans la forêt. Frère Léon, regardant les eaux cristallines de la rivière, se désole tout haut de ne jamais atteindre la pureté du cœur. François l’interroge :


« - Sais-tu, frère, ce qu'est la pureté du cœur ?


- C'est ne pas avoir de faute à se reprocher, répondit Léon sans hésiter.


- Alors, je comprends ta tristesse, dit François. Car on a toujours quelque chose à se reprocher.


- Oui, dit Léon, et cela précisément me fait désespérer d'arriver un jour à la pureté du cœur.


- Ah ! Frère Léon, crois-moi, repartit François, ne te préoccupe pas tant de la pureté de ton âme. Tourne ton regard vers Dieu. Admire-le. Réjouis-toi de ce qu’il est, lui, toute sainteté. Rends-lui grâces à cause de lui-même. C'est cela même, petit frère, avoir le cœur pur.


« Et quand tu es ainsi tourné vers Dieu, ne fais surtout aucun retour sur toi même. Ne te demande pas où tu en es avec Dieu. La tristesse de ne pas être parfait et de se découvrir pécheur, est encore un sentiment humain, trop humain. Il faut élever ton regard plus haut, beaucoup plus haut. Il y a Dieu, I'immensité de Dieu et son inaltérable splendeur. Le cœur pur est celui qui ne cesse d'adorer le Seigneur vivant et vrai. Il prend un intérêt profond à la vie même de Dieu et il est capable, au milieu de toutes ses misères, de vibrer à l'éternelle innocence et à I’éternelle joie de Dieu.


« Un tel cœur est à la fois dépouillé et comblé. Il lui suffit que Dieu soit Dieu. En cela même, il trouve toute sa paix, tout son plaisir. Et Dieu lui-même est alors toute sa sainteté.


- Dieu, cependant, réclame notre effort et notre fidélité, fit observer Léon.


- Oui, sans doute, répondit François. Mais la sainteté n’est pas un accomplissement de soi ni une plénitude que l'on se donne. Elle est d'abord un vide que l'on se découvre et que l'on accepte, et que Dieu vient remplir dans la mesure où l'on s'ouvre à sa plénitude.


« Notre néant, vois-tu, s'il est accepté, devient l'espace libre où Dieu peut encore créer. Le Seigneur ne laisse ravir sa gloire par personne. Il est le Seigneur, l'Unique, le Saint. Mais il prend le pauvre par la main, il le tire de sa boue et le fait asseoir parmi les princes de son peuple afin qu'il voie sa gloire. Dieu devient alors l'azur de son âme.


« Contempler la gloire de Dieu, frère Léon, découvrir que Dieu est Dieu, éternellement Dieu, au-delà de ce que nous sommes ou pouvons être, se réjouir à plein de ce qu'il est, s'extasier devant son éternelle jeunesse et lui rendre grâces à cause de lui-même, à cause de son indéfectible miséricorde, telle est l'exigence la plus profonde de cet amour que l'esprit du Seigneur ne cesse de répandre en nos cœurs. C'est cela avoir le cœur pur.


Mais cette pureté ne s'obtient pas à la force des poignets et en se tendant.


- Comment faire ? demanda Léon.


- Il faut simplement ne rien garder de soi-même. Tout balayer. Même ce sentiment aigu de notre détresse. Faire place nette. Accepter d'être pauvre. Renoncer à tout ce qui est pesant, même au poids de nos fautes. Ne plus voir que la gloire du Seigneur et s'en laisser irradier. Dieu est, cela suffit. Le cœur devient alors léger. Il ne se sent plus lui-même, comme l’alouette enivrée d'espace et d'azur. Il a abandonné tout souci, toute inquiétude. Son désir de perfection s'est changé en un simple et pur vouloir de Dieu.


« Léon écoutait gravement, tout en marchant devant son Père. Mais, à mesure qu'il avançait, il sentait son cœur devenir léger, et une grande paix l’envahir. »


C’est beau, hein ? Ça a une saveur particulière, quelque chose à la fois somptueux et en même temps dépouillé de tout artifice. C’est désarmant, parce que ça frappe juste à l’endroit qu’il faut. Pour tout vous dire, j’ai du mal avec les livres spirituels qui prodiguent des conseils en liste de course. Je n’ai rien contre les conseils, mais tant qu’on n’est pas dans les bonnes dispositions, tous les conseils du monde ne sont qu’autant de tentations pour contrôler les événements.


Dans ce passage, on voit qu’Eloi Leclerc a bien saisi l’importance de la disposition intérieure dans le combat spirituel. Avant même de chercher à se battre, il faut être au clair sur ce que l’on souhaite vraiment. Beaucoup d’âmes ne cherchent dans le combat spirituel que les armes de se défendre elles-mêmes, en dehors de Dieu, par le truchement d’un altruisme déréglé. Plus important encore, ces âmes sont sincères dans leur combat, et s’évertuent à déplacer des montagnes quand Dieu les attends patiemment, juste à côté d’elles.


Ce qui est terrible, c’est que cette erreur est presque une erreur de méthode, qui arrange énormément l’orgueil mais qui peut partir néanmoins d’un bon sentiment. Et une fois qu’on est partis dans ce sens, il faut un sacré chamboulement pour comprendre que l’erreur se situe à l’origine de la réflexion. Ça se voit bien dans la psychologie masculine, ça : à la promenade du dimanche, une fois que monsieur a perdu avec assurance toute la famille dans un bosquet de ronces, bon courage pour lui faire comprendre qu’il faudrait peut-être retourner au point de départ pour retrouver le bon chemin. C’est déjà pas facile de lui faire admettre que c’est le mauvais chemin. Prenez aussi Descartes : il est nickel, son raisonnement. Rien à redire, il a réalisé avec son cogito une prouesse intellectuelle. Sauf que René il a juste loupé son point de départ. Si on part de la créature, ça dévie forcément tout le reste du raisonnement. Alors il faut se repositionner en Dieu. C’est l’adoration.


L’adoration intérieure, la contemplation, n’est possible que dans une âme qui se sait dépassée. Et ça ça se remarque très vite chez un penseur. On le voit très clairement chez Molinié par exemple. Il rechigne, renâcle et se trouve constamment torturé par son impuissance devant les mystères de Dieu, ce qui ne lui laisse d’autre choix que l’adoration. Il me semble que ce combat est lié à son caractère, en tout cas c’est probablement parce qu’il se bat autant qu’il parvient à une telle lucidité. Chez Eloi Leclerc, en revanche, la douceur avec laquelle il admet d’être dépassé est bouleversante. Je trouve sa docilité particulièrement édifiante, car elle ne sombre en rien dans la mièvrerie et elle est porteuse d’une grande espérance.


L’esprit est périlleux, parce qu’il se saisi de façon fulgurante des événements, et empêche le cœur de les accueillir pleinement. L’adoration est, de ce point de vue, un exercice salutaire de tempérance. L’intelligence n’a pas l’habitude de s’agenouiller. Il faut avoir vécu une expérience intérieure extrêmement forte pour admettre les limites de son intelligence. Chez Eloi Leclerc, cette expérience a été d’une violence inouïe. A 23 ans, alors qu’il était franciscain depuis 4 ans, Eloi et plusieurs frères franciscains ont été capturés par la Gestapo, et emmenés à Buchenwald. Voici un passage de son livre Le soleil se lève sur Assise, dans lequel il parle de ce qu’il lui est arrivé après sa déportation.


« Alors commença pour nous une descente aux enfers. Nous étions livrés aux bêtes. Un mois ne s’était pas encore écoulé depuis notre arrivée à Buchenwald que déjà nous comptions plusieurs morts dans nos rangs. La faim, les brutalités, les humiliations, les conditions d’hygiène, les épidémies, en particulier le typhus, tout concourait à l’écrasement de l’homme. Aux yeux de nos bourreaux, nous n’étions plus des hommes : leur objectif était de nous faire prendre conscience que nous n’avions plus aucune dignité humaine et, par conséquent, aucun droit au moindre respect ni même à la vie.


« Cette expérience de déshumanisation systématique, ce tête-à-tête avec l’horreur produisirent en moi un choc profond. N’était-ce pas le démenti le plus brutal qu’on pût jamais opposer à cette communion fraternelle entre les êtres, telle que je l’avais entrevue à travers la figure lumineuse de saint François d’Assise ? La race des seigneurs régnait. Et, avec elle, la force brutale. Tout ce qui résistait devait être écrasé impitoyablement, comme indigne d’exister.


« Une question redoutable surgit alors dans mon esprit : et si ce règne de la force, avec sa froide cruauté, était la réalité ultime contre laquelle devaient se briser inexorablement, un jour ou l’autre, tous nos rêves de communion et de fraternité ?


« Je connus une grande angoisse. Au milieu de dizaines de milliers d’hommes parqués, affamés, battus et abattus comme du bétail, ou voués à une mort lente, j’avais le sentiment de l’abandon le plus complet dans un monde régi par la loi du plus fort. Un monde terriblement froid, qui nous ignore totalement. Un monde qui n’est qu’un monstre de forces.


« Nous pouvions penser avoir atteint le fond de la détresse humaine. Le pire cependant restait à vivre. Cette expérience de déshumanisation allait dépasser toutes les limites de l’imaginable. Au début du mois d’avril 1945, devant l’avance des Alliés, les SS décidèrent d’évacuer une partie du camp de Buchenwald, alors surpeuplé. On nous fit descendre à pied la colline de Buchenwald. Ceux d’entre nous qui étaient trop épuisés pour suivre la colonne étaient abattus d’une balle dans la tête. Nous fûmes embarqués en gare de Weimar dans des wagons de marchandises, à 90-100 hommes par wagon.


« Ce voyage vers l’inconnu allait durer vingt et un jours du 7 au 28 avril. Les ponts étaient coupés, les voies bombardées. Nous restions des journées et des nuits sur des voies de garage, enfermés, mourant de faim et d’épuisement. Puis le train repartait, s’arrêtait à nouveau. Où allions-nous ? Où étions-nous ? Impossible de décrire ce que furent ces vingt et un jours. Entassés, serrés les uns contre les autres, au point de ne pouvoir nous étendre ni même nous asseoir. Délirants, frappés à coups de crosse, dans le sang et les déchets humains, nous mourions les uns après les autres, les uns sur les autres. Il est difficile d’aller plus loin dans l’horreur.


« Chaque soir, nous devions sortir les morts. Une moyenne de deux morts par jour, par wagon. Environ quatre-vingts morts pour l’ensemble du train chaque jour. Il fallait transporter les cadavres pour les jeter dans le dernier wagon, un tombereau qui servait de morgue. Oh ! Cette marche funèbre, titubante, de squelettes portant d’autres squelettes, sous les cris et les coups des SS qui trouvaient que l’opération n’allait pas assez vite. Arrivés au dernier wagon, nous prenions les morts par les poignets et les pieds, et les balancions par-dessus les hauts bords. Après avoir roulé vers l’est, jusqu’à Dresde, le convoi prit la direction du sud, gagna Pilsen, en Tchécoslovaquie, puis se dirigea vers Passau, à travers les monts de Bohême. Notre train, avec ses milliers de déportés, avançait lentement entre des pentes escarpées d’une beauté sauvage. La jeune lumière du printemps éclatait sur les feuillages naissants, comme un appel à la vie. Et nous, dans nos wagons, nous étions dans la vermine et le sang. Dans la mort. Un SS venait de tirer à bout portant. Ce n’était pas la première fois. Un camarade, atteint au ventre, gisait maintenant parmi nous, vomissant son sang. Un de plus.


« Étions-nous donc destinés à quelque célébration barbare dans cette nature en fête ? Les historiens sérieux qui ne s’intéressent qu’aux événements importants du passé ne parleront sans doute jamais des orgies sanglantes qui se déroulèrent dans ces gorges perdues du Bohmerwald, en ce printemps 1945. L’histoire garde pudiquement ses secrets, comme une plaie qui se ferme silencieusement sur elle-même, parfois très mal.


« A certaines heures, le vertige nous prenait. A mes côtés, un jeune Français se cognait la tête contre les parois du wagon. Il était devenu fou. Il voulait mettre fin à ses jours. Il fallait tenir malgré tout. Tenir jusqu’au bout. Je repensais à ma famille, à mes parents, à mes jeunes frères et sœurs. Aucune nouvelle depuis bientôt un an. Ils étaient libérés certainement. Mais comment avaient-ils vécu cette libération ? En étaient-ils sortis indemnes ? Je revoyais en pensée ma Bretagne natale, la ville de Landerneau, la maison familiale, mes années d’enfance dans la gaieté et l’insouciance... Comme tout cela semblait lointain ! Lointain et irréel comme un rêve. Je me disais : si mes parents me voyaient dans l’état où je suis présentement, ils ne me reconnaîtraient même pas. Nous étions si défigurés, épouvantablement squelettiques, noirs de saleté, avec des yeux hagards.


« Ah ! Quelle chose étrange que la destinée humaine ! Quand je jouais avec mes camarades dans la cour de l’école, ou avec mes frères et sœurs. Dans la maison familiale, comment aurais-je pu imaginer un instant qu’un jour je me trouverais enfermé, affamé, agonisant dans ce train de la mort, quelque part dans les monts de Bohême ? Quelle main invisible et mystérieuse a pu me conduire jusqu’ici ? Et pourquoi ?


Je me souvenais de la chanson que nous avions apprise jadis à l’école :


Dis-nous, petite source,

qui naît dans les roseaux

pour les oiseaux,

dis-nous, petite source

aux fraîches eaux :

pourquoi prends-tu ta course ?


La petite source avait pris sa course. Mais elle ne savait pas où elle allait ni ce qui l’attendait. Elle rêvait de « plaine blonde » ou de « lac bleu », aux eaux tranquilles et transparentes. La réalité était tout autre.


« L’horrible réalité s’étalait sous nos yeux. Des milliers d’hommes, jeunes pour la plupart, mouraient dans le plus grand abandon, dans la plus affreuse solitude. « Et chacun se sentant mourir, on était seul. » On pouvait tendre la main. Elle se tendait et s’ouvrait dans le vide. Personne pour la saisir.


« Pour comble de nos malheurs, la pluie s’était mise à tomber, froide, persistante. Dans notre wagon à ciel ouvert, nous étions transis de froid. Aucune boisson chaude pour nous réchauffer. Peut-on d’ailleurs réchauffer des squelettes ?


« Les morts ! Il y en avait de plus en plus. La plupart mouraient d’épuisement. Certains, de dysenterie ; d’autres, d’érésipèle. Ces derniers étaient horribles à voir. En une nuit, en une journée, ils devenaient méconnaissables. Leurs visages tuméfiés, en feu, étaient complètement défigurés. Délirants de fièvre, ces malheureux hurlaient dans la nuit : ils réclamaient à boire. Les SS les faisaient taire à coups de crosse. Et, au matin, ils gisaient raidis par la mort.


« Ce débordement de souffrances nous submergeait. Le sentiment d’être abandonnés à la sauvagerie des hommes et du destin était plus fort que jamais.


« Il se produisit alors un événement inoubliable, mais d’un éclat tout intérieur. Nous étions quatre frères franciscains dans notre wagon. L’un de nous était à la dernière extrémité. Déjà son regard s’éteignait et nous avait presque quittés. Or, tandis qu’il se mourait, le Cantique de frère Soleil, de François d’Assise, vint spontanément à nos lèvres et nous le chantions. Un geste insensé de notre part ! Comment pouvions-nous chanter un tel chant en un tel moment ?


« Et pourtant, c’était le seul langage qui nous paraissait convenir à la démesure de ce que nous vivions. Nos voix à peine audibles s’élevaient comme un souffle fragile. Ce n’était qu’un filet de voix, écrasé par le roulement du train et du destin. Mais c’était le chant de l’univers. Nous chantions la splendeur de la création, la lumière, la vie, la grande fraternité cosmique et humaine.


Loué sois- Tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,

Spécialement messire frère Soleil

Qui fait le jour et par qui Tu nous illumines.

Il est beau, rayonnant d’une grande splendeur :

De Toi, Très-Haut, il est le symbole.

[...]

Loué sois- Tu, mon Seigneur, pour sœur

Notre mère la Terre :

Elle nous porte et nous nourrit,

Elle produit la diversité des fruits,

Les fleurs diaprées et les herbes.

Loué sois- Tu, mon Seigneur, pour ceux

Qui pardonnent par amour pour Toi.

Qui supportent épreuves et maladies :

Heureux s’ils conservent la paix,

Car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés.

[...]


« Oui, comment pouvions-nous chanter un tel chant de lumière dans une situation aussi noire où l’homme n’était plus qu’un jouet du destin, une dérision ? Et le plus surprenant était que nous n’avions pas à nous forcer. Une force invisible nous portait. C’est elle qui chantait en nous.


« Cela n’avait rien à voir avec un défi stoïque, héroïque, lancé au destin. Ce n’était pas une affirmation désespérée de l’homme et de sa grandeur face à un monde qui l’ignore et l’écrase. Ce n’était pas non plus une évasion mystique dans un arrière-monde de rêve. C’était tout autre chose.


« La force invisible qui s’exprimait dans ce chant nous faisait vivre notre destin, en cet instant, comme un mystère. Vivre son destin comme un mystère, c’est percevoir en lui une densité de signification qui dépasse les événements eux-mêmes. On se sent soudain comme porté par une main toute-puissante. Celui-là vit en plénitude qui vit son destin comme un mystère.


« Ce fut un moment unique. Une sorte de visitation d’en haut. Un rayon de soleil dans le brouillard. Puis tout s’éteignit à nouveau. Avions-nous été victimes d’une illusion ? Non, il y avait une présence cachée dans le déroulement de notre vie. La question cependant restait entière : pourquoi cette tragédie de l’homme ? Et, dans cette tragédie, pourquoi soudain le Cantique du Soleil de François d’Assise ? Cette question allait me poursuivre toute ma vie. »


Eloi Leclerc a attendu 54 ans avant de partager ce témoignage. C’est évident : la souffrance l’a broyé. Plus encore, il ne semble pas s’être dérobé au mystère du mal et de la souffrance, ce qui est très rare. Il ne s’y est pas dérobé, sans pour autant s’y accrocher, il est resté attaché à Dieu. Ce cantique émergeant de la misère la plus absolue est une absurdité, un signe qu’Eloi ne cherche pas à réduire par une interprétation psychologique. L’interprétation psychologique, il l’a bien compris, est une manière détournée pour l’homme de reprendre le dessus sur les événements, quels qu’ils soient. C’est l’opposé de l’adoration, l’inverse de l’attitude du serviteur. Au risque de se perdre, Eloi Leclerc refuse ces facilités et se laisse traverser par Dieu.


Ce faisant, il ressemble au père du fils prodigue. Quand on lit la parabole du fils prodigue, on est frappé par le fait que le père souffre tout du long : quand son fils part, il attend debout devant sa maison, les yeux fatigués de scruter le chemin. Il ne baisse pas les bras. Aujourd’hui on aurait tendance à lui proposer de « prendre soin de lui », de rentrer chez lui, de continuer à vivre tout en gardant son portable allumé, au cas où ce fils ingrat cherche à le contacter. Ça lui permettrait d’économiser ses forces pour mieux l’accueillir. Mais non : le père attend debout, sans relâche, et ne tient même pas rigueur de sa propre fatigue à son fils quand celui-ci revient vers lui. Il ne fait même pas peser le poids de son deuil sur les épaules de celui qui l’a blessé. Il n’est que joie et accueil.


Alors, le frère du vaurien, le fils qui faisait son devoir dès le début, s’en offusque et accuse son père : « pourquoi ne tiens-tu pas compte de ta souffrance ? Et si tu choisis d’ignorer la tienne, regarde la nôtre ! Ne te laisse pas toucher par les paroles de ce fils indigne, tu es plus intelligent que ça ! » Et le père se laisse atteindre par les reproches de son autre fils. Encore une fois, il n’esquive rien. Ça aurait été tentant d’utiliser toute la tension de l’attente, toute la colère devant les frasques du premier fils, pour remettre à sa place le second. Mais non. Il s’explique, il donne du temps, il offre tout ce qu’il est pour que son fils le rejoigne dans la joie. Le père n’a rien laissé passer, il a tout pris sur lui. Accablé, il n’a rien retenu pour lui-même. C’est un faible. Un pauvre. Et dans sa pauvreté, il nous donne à voir le cœur de Dieu.


Voici un passage de gaudete et exsultate du pape François, qui évoque cette vulnérabilité salutaire au cours d’une méditation sur la béatitude « heureux les affligés, car ils seront consolés » :

«L'homme mondain ignore, détourne le regard quand il y a des problèmes de maladie ou de souffrance dans sa famille ou autour de lui. Le monde ne veut pas pleurer : il préfère ignorer les situations douloureuses, les dissimuler, les cacher. Il s'ingénie à fuir les situations où il y a de la souffrance, croyant qu'il est possible de masquer la réalité, où la croix ne peut jamais, jamais manquer.


« La personne qui voit les choses comme elles sont réellement se laisse transpercer par la douleur et pleure dans son cœur, elle est capable de toucher les profondeurs de la vie et d'être authentiquement heureuse. Cette personne est consolée, mais par le réconfort de Jésus et non par celui du monde. Elle peut ainsi avoir le courage de partager la souffrance des autres et elle cesse de fuir les situations douloureuses. De cette manière, elle trouve que la vie a un sens, en aidant l'autre dans sa souffrance, en comprenant les angoisses des autres, en soulageant les autres. Cette personne sent que l'autre est la chair de sa chair, elle ne craint pas de s'en approcher jusqu'à toucher sa blessure, elle compatit jusqu'à se rendre compte que les distances sont supprimées. Il devient alors possible d'accueillir cette exhortation de saint Paul : « pleurez avec ceux qui pleurent ».


Cette vulnérabilité infinie, c’est ce que semble avoir embrassé Eloi Leclerc. De manière contrainte au départ, où il a « subit » l’élan de Dieu au milieu de la détresse la plus absolue, et docile ensuite, il a accepté de se laisser travailler par cet élan dans l’adoration. Il s’est laissé dépouiller par Dieu à la manière de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus.


Vivre sa vie comme un mystère, c’est se tourner vers l’essentiel. Ce n’est pas pratiquer le lâcher prise à la manière zen : quand on s’intéresse uniquement au lâcher prise, peu importe où échoue ce qu’on lâche, du moment qu’on le lâche. Mais quand on offre sa vie dans l’adoration, ça change du tout au tout. C’est un don destiné à Dieu. Ce n’est pas un refus de nos pauvretés, un refus de nos péchés, une sorte d’hygiène scrupuleuse qui conduit au perfectionnisme spirituel. C’est le choix de Dieu, à chaque instant. On lui adresse l’offrande de nos cœurs. A la lumière de ces choses, la discussion entre François d’Assise et frère Léon, que j’ai cité tout à l’heure, prend une nouvelle profondeur : frère Léon se préoccupe d’un lâcher prise égocentrique, tandis que François se consume en Dieu, et lui offre tout.


D’où vient cet élan chez Eloi Leclerc ? L'appel à suivre saint François qu’il a reçu à 12 ans est né de cette intuition extrêmement forte : la vocation de tout le créé est la communion intégrale. Créé par Dieu, l’univers n’a d’autre élan que de retrouver Dieu. Eloi Leclerc a perçu chez saint François une "nouvelle qualité de présence au monde", dont il décrit l’action en citant Paul Ricœur : "convertir toute hostilité en tension fraternelle à l'intérieur d'une unité de création". Attiré par ce don de soi absolu, Eloi Leclerc reconnait que son élan n'était pas dépourvu d'un certain romantisme, au départ.


Considérant cette délicatesse, on perçoit alors avec une intensité supplémentaire le choc qu’Eloi Leclerc a reçu en voyant les SS avilir ainsi tout ce qu’il y avait de bon en eux-mêmes. Mais en dépit de tout, et c'est ici que son humilité est remarquable, il ne se défend pas de son premier appel. D'autres auraient renié cet idéal franciscain, ou du moins ils l'auraient nuancé. Et ceux qui l'auraient conservé auraient probablement souhaité mettre entre parenthèses cette expérience de violence, si difficilement conciliable avec l’idéalisme. Mais Eloi Leclerc sait que ce n'est pas là la voie de saint François. Voilà ce qu’il en dit:


« Ainsi, grâce à Dieu, ce qui était une invitation au reniement et au désespoir devint pour moi le point de départ d'un approfondissement et d'un rebondissement de l'inspiration franciscaine. Et je peux dire que ma production littéraire est née pour une large part de la tension et de la confrontation intimes entre ces deux extrêmes: d'un côté, l'expérience de la tragédie humaine et, de l'autre, l'inspiration franciscaine, l'appel à une vraie fraternité entre les hommes. Un appel perçu à travers la figure lumineuse du Pauvre d'Assise. »


C'est le refus d’ignorer ces deux réalités apparemment incompatibles qui donne une telle fécondité à la pensée d'Eloi Leclerc. C'est très rare ça: la plupart du temps on a des auteurs qui célèbrent une vision romantique et idéalisée du monde, ou alors qui font un étalage implacable et cruel de la violence la plus noire, mais jamais les deux ne sont accueillis ensemble de cette manière. D’ailleurs j’ai l'impression que quand on les sépare on n'accueille vraiment ni l'un ni l'autre. L'élan de communion universelle qui s'arrête devant la souffrance est un mensonge, une hypocrisie ; on ne cherche qu'à s'émouvoir de son idéal sans s'intéresser à la réalité. On est loin de l'adoration "en esprit et en vérité"… et à l’inverse le fait de reconnaitre l'existence de la violence et du mal tout en écartant l'existence du bien est une forme de désespoir, le plus brutal qui soit. Presque du nihilisme. On constate aussi de temps en temps que des penseurs jonglent entre ces deux opposés, mais parce qu'ils cherchent à garder la tête hors de l'eau ils n'abordent aucune de ces deux réalités à fond, et restent dans une approche superficielle.


On ne peut pas feindre la souffrance, tout comme on ne peut pas feindre l'adoration. On accueille l'une comme on accueille l'autre. En fait je ne pense pas qu'on puisse vraiment accueillir l'une sans accueillir l'autre ici-bas.


Ainsi, on pourrait dire que l'âme qui maintient son regard en Dieu accueille de la manière la plus parfaite la création, et entre en communion véritable avec ses frères. La qualité de cet accueil réside en ce qu'il ne refuse rien du créé, il ne se dérobe pas. Eloi Leclerc est frappant parce qu'il ne s'épargne rien des misères mais aussi de la beauté du monde, ce qui donne à ses œuvres une grande douceur mais aussi une profondeur très édifiante. Dans son style poétique il ne joue pas avec les mots, il ne cherche pas à convaincre. Il ne semble pas tourné vers le lecteur mais tourné vers Dieu. C'est la meilleure manière d'assumer sa responsabilité d’auteur, j'imagine.


De cette façon, il nous donne à comprendre à quel point cette attitude de vulnérabilité est salutaire, pourvu qu’elle soit vécue en Dieu. Voici un extrait de son livre le maitre du désir, qui illustre bien la tentation de l’homme de vivre l’adoration hors de Dieu, en se laissant accaparer par les signes. Il s'intéresse ici à la résurrection de Lazare :


« En rappelant Lazare à la vie, Jésus donnait un signe de cette vie qu'il avait pour mission de révéler et de communiquer. Mais le signe n'est pas la réalité. Il en est seulement l'image, l'apparence sensible qui porte le regard plus loin, plus haut. Il est une force d'éveil qui doit permettre au désir de grandir, de s'élancer. Mais il arrive que le désir s'éprenne de l'enveloppe sensible et charnelle du signe, et qu'il s'y attache. Alors, au lieu de s'élever, il rampe, il s'enroule autour du signe, comme s'il était la réalité. Le signe cesse d'être signe. Et le désir, en se fixant sur une satisfaction immédiate et éphémère, ne peut que renaître et se répéter, toujours le même, toujours insatisfait, enfermé dans un horizon de mort.


« La résurrection de Lazare, tout comme la multiplication des pains, n'est qu'un signe donné par Jésus pour dicter le désir de l'homme, pour ouvrir son cœur à la vie qui demeure. En soi, cette résurrection n'est qu'un retour à une vie qui reste mortelle. Elle ne résout rien. La mort aura quand même le dernier mot. Mais en l'accomplissant, Jésus laissait voir en lui une forme de vie capable de défier la mort. La vraie vie qu'il veut nous communiquer est une communion à la vie éternelle de Dieu, dans sa mort et sa résurrection. Cette communion n'est pas seulement le fait de l'âme, elle fait vivre tout l'homme, corps et âme, en vie nouvelle dans une participation à l'homme parfait, au Christ ressuscité, et donc à son corps de gloire aussi. Bref, elle est déjà, par la foi, la vie du ressuscité en nous. »


Ce qui est intéressant ici, c'est qu’Eloi Leclerc aborde la notion de désir en l'homme. Jusqu'ici nous avions un homme qui devait se laisser faire, se laisser travailler par la vie tout en gardant son cœur dans l'adoration de Dieu. On pouvait comprendre ça seulement comme une sorte de lutte intérieure pour la passivité de l'âme. Ici Eloi Leclerc parle du désir, celui qui bout en l'homme pendant l’adoration. Ce qui est intéressant c'est qu'il ne s'agit pas d'un désir éduqué, raffiné, mais du désir brut, viscéral : de ce qui nous touche aux tripes. Il a le courage de saisir cet élan franciscain, qui peut parfois paraitre un peu édulcoré, un peu hippie, à la racine. Ce faisant il n'exclue aucune réalité de vie, et son propos concerne tous les hommes. Ecoutons-le:


« Peu d'hommes vivent vraiment, pleinement. La plupart ne l'osent même pas. Tous pourtant portent en eux le feu de la vie, ce mystérieux germe volcanique qui parfois éclate dans la poussée tourbillonnante du désir. Tout homme sent bouillonner en lui, à certaines heures, les flots ardents de la vie. Mais prudemment on se tient sur le bord du torrent. Avec raison d'ailleurs. Car s'y plonger serait se perdre, se voir emporter, sans retour, par la vague déferlante de la passion. Certains osent et se précipitent dans un abime où l'esprit ne se reconnait plus. La passion s'empare d'eux et en fait des monstres : monstres de jouissance ou monstres de pouvoir, qui ne reculeront pas devant le crime.


« Chez la plupart des hommes joue le réflexe de défense, plus fort que toute considération morale. On essaie de calmer le jeu de la vie pour ne pas en perdre la maîtrise. On opte pour une vie rangée, réglée. On se contente de petits désirs, de petits plaisirs. On se construit une vie sans grande passion, comme aussi sans grand enthousiasme. Une vie un peu éteinte, qui ne connaitra jamais le grand envol. Combien d'êtres humains se dessèchent et meurent de solitude, faute de pouvoir communier vraiment à la plénitude de la vie.


« Or ce que Jésus vient offrir aux hommes, c'est vraiment la plénitude de la vie. Une plénitude où les forces obscures de la passion et du désir trouvent elles-mêmes leur chemin vers la lumière de l'esprit. Une plénitude où celui qui se perd tout entier est donné à lui-même.


« "Seul vit véritablement sa vie qui vit son destin comme un mystère" (Stephan Zweig). Il vit son destin comme un mystère celui qui reconnait à sa vie une signification plus profonde que les événements extérieurs qui l'affectent, celui qui voit, au-delà de tout ce qui lui arrive de bon ou de mauvais, comme une main invisible qui dirige, oriente sa destinée. »


Ce passage est aussi tiré, vous l'aurez compris, de son livre le maitre du désir. Ce que j'aime beaucoup ici c'est qu'Eloi Leclerc ne néglige pas la violence du combat intérieur en chacun. Il n'y a rien de plus déplorable à mon avis qu'un missionnaire qui, par peur de choquer (ou surtout par peur d'être dépassé par son sujet), fait l'impasse sur cette violence, sur cette réalité. On a trop tendance à éluder cette violence si inhérente à l'élan de la vie. La fadeur n'a jamais attiré personne, et pour ma part je me hérisse quand j'entends des profs de caté aborder le thème de l’affectivité et du désir à la légère, en niant les tourments de l’âme que ces questions peuvent engendrer. Bref.


L’appel de toute la création à la communion parfaite ne se dissocie pas, pour Eloi Leclerc, du désir qui brûle en chaque homme. Toutefois, pour ordonner correctement ce désir impétueux à sa fin véritable, il lui faut passer par le Christ. Il ne s'agit en rien de l'amoindrir, de maitriser cette force pour l'offrir à Jésus une fois qu'elle est élaguée de toute impétuosité. Il s'agit de se tourner dès le départ vers Dieu qui lui-même accueillera l'immensité de notre désir. À voir sainte Thérèse il devient très clair qu'elle est prise dans la folie de Dieu, et que son désir semble intact, ou plutôt décuplé en Dieu. C'est une espérance immense que celle-ci : Dieu nous veut en entier, il nous veut avec la folie de nos passions. Il n'a que faire de l'image du petit enfant bien sage que nous cherchons à lui présenter.


Attention, je ne suis pas en train de dire que la tempérance est inutile. Au contraire, c'est peut-être la vertu la plus nécessaire qui soit à l’heure actuelle. Mais justement, la tempérance est la vertu qui « procure l'équilibre dans l'usage des bien créés ». Et quel équilibre sied à l'élan de la créature vers son créateur ? Aucun. C’est un déséquilibre salutaire. Il faut certainement être pondéré à l'égard des biens créés, mais à l'égard du créateur il est vital d’être taré. Ainsi, au lieu de vainement chercher à temporiser l'élan de notre désir, devrions-nous le diriger vers Dieu dans l'adoration. « Elevons notre cœur, nous le tournons vers le Seigneur ». Cette offrande de ce que nous avons de plus cher nous dispose à accueillir la communion véritable. Je vous propose ici un autre extrait de sagesse d'un pauvre, où François d'Assise a fini par trouver la paix, en laissant Dieu agir vraiment en lui. Cela conduit à quelques frictions avec un frère bien intentionné, qui n'arrive pas à saisir la folie de son maître :


« Pour moi, dit François, je veux être soumis à tous les hommes et à toutes les créatures de ce monde, autant que d'en haut Dieu le permet. Telle est la condition du frère mineur.


« - Non, là vraiment, Père, je ne te suis pas, je ne comprends pas, dit Tancrède.


« - Tu ne comprends pas, repris François, parce que cette attitude d'humilité et de soumission te semble lâcheté et passivité. Mais il s'agit de tout autre chose. Moi aussi j'ai été longtemps sans comprendre. Je me suis débattu dans la nuit comme un pauvre oiseau pris au piège. Mais le Seigneur a eu pitié de moi. Il m'a fait voir que la plus haute activité de l'homme et sa maturité ne consistent pas dans la poursuite d'une idée, si élevée et si sainte soit-elle, mais dans l'acceptation humble et joyeuse de ce qui est, de tout ce qui est. L'homme qui suit son idée reste enfermé en lui-même. Il ne communie pas vraiment aux êtres. Il ne fait jamais connaissance avec l'univers. Il lui manque le silence, la profondeur et la paix. La profondeur d'un homme est dans sa puissance d'accueil. La plupart des hommes demeurent isolés en eux-mêmes, malgré toutes les apparences. Ils sont pareils à des insectes qui ne parviennent pas à se dépouiller de leur cocon. Ils s'agitent désespérément à l'intérieur de leurs limites. Au bout du compte, ils se retrouvent comme au départ. Ils croient avoir changé quelque chose, mais ils meurent sans même avoir vu le jour.


« Ils ne se sont jamais éveillés à la réalité.


« Ils ont vécu en rêve. »


Ici, on remarque que la communion universelle n'est pas un bonus proposé aux cathos qui ont le feeling pour ce genre de trip. Il s'agit ni plus ni moins de l'avènement du royaume des cieux sur Terre, auquel nous sommes tous appelés dès aujourd’hui. Notre désir, qui trépigne depuis le péché originel, a trouvé en la mort et la résurrection du Christ la réponse tant attendue, l'aventure qui seule vaut vraiment la peine d'être vécue.


Croyons-nous que la foi est vitale ? Le croyons-nous à ce point ? Notre désir, obstrué par toutes ces idoles qui nous accaparent quotidiennement, a perdu la voie de son maitre. Éloi Leclerc, à la suite de saint François, nous aide à comprendre combien le dépouillement est indispensable pour libérer notre désir, et l'offrir à Dieu dans l'adoration.


Pour le coup quand on parle de dépouillement ça devient un peu trop concret. On était bien là-haut, dans les nuages à disserter… mais là, trêve de nuances, les faits parlent d'eux-mêmes : acceptons-nous de nous dépouiller de ce qui n'est pas Dieu ? La pauvreté ce n'est pas un charisme, c'est un conseil évangélique. Autrement dit on n'y échappe pas. Pour aider un peu à la manœuvre, il suffit de se poser la question : suis-je vraiment libre ? Qu'est-ce qu'il me serait douloureux là tout de suite de perdre ?


Pour travailler cette question -et parce que c'est un super guide spirituel, un modèle d'équilibre et d'intransigeance, je vous conseille fortement de faire de lintroduction à la vie dévote de Saint François de Sales votre livre de chevet. Voilà au passage une petite phrase sur l'avarice, tirée de ce livre : « si vous êtes toujours en train de désirer passionnément les biens que vous n'avez pas, vous aurez beau dire que vous ne voulez pas vous les procurer injustement, vous n'en serez pas moins et véritablement avare. »


La pauvreté est intimement liée au désir. Plus on grandit en pauvreté, plus on se dépouille de tout ce qui n'est pas Dieu, et plus grandit en nous le désir de Dieu. C'est alors que dans l'adoration en esprit et en vérité, Dieu nous fait entrer dans la communion véritable, et nous ouvre à la vraie vie.


Eloi Leclerc s’est laissé instruire par la vie de saint François, qu’il nous dévoile avec une grande perspicacité. D’ailleurs, il remarque une certaine analogie entre le chemin de conversion de saint François et le sien. Au départ saint François était attiré par les romans de chevalerie, par la communion romantique à tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Il s'engage donc pour se battre à la guerre, mais il est fait prisonnier pendant un an, et revient à Assise avec une santé fragile. Il tombe malade, et cette période est pour lui une période d'introspection. Il fini par voir la frivolité de sa vie passée. Après quelques tribulations, il entend la voix de Dieu qui l'appelle, et qui l'ouvre à l'adoration. Dans l'adoration, saint François découvre la communion véritable, celle de toute la création. Il se tourne alors aussi vers ce qui est moche, ce qu'il y a de plus repoussant, avec une douceur et une sensibilité transformée. Son désir accueille désormais sans discrimination l’ensemble de la création.


Pour ceux d'entre vous qui connaissez Paray le Monial, vous avez dû admirer la chapelle de la visitation, où se trouve la châsse de sainte Marguerite Marie. Dans cette chapelle, il y a un tabernacle très particulier. C'est un cœur de métal dont les deux côtés, bien que provenant du même métal, sont très différents : l'un est tout lisse, rutilant, et l'autre est tout bosselé, comme abîmé. Ce tabernacle résume bien l'expérience de saint François d'Assise, son aspiration à entrer en communion avec tout le créé en semant la même tendresse, en semant sa tendresse sur tout ce qui est beau comme sur tout ce qui l’est moins.


Voilà un dernier extrait. Tiré du livre le soleil se lève sur Assise, il évoque cet instant capital de la conversion de saint François :


« Maintenant un mur est tombé. François voit le monde autrement. Il le découvre tout entier à la lumière de cet amour inouï qui s'est manifesté à lui : le très haut Fils de Dieu s'est dépouillé de toute sa gloire pour se faire l'un de nous, le frère de tous, même des exclus. Le ciel a perdu tous ses orgueils. Vision bouleversante qui inspire à François une présence toute nouvelle au monde. Il ne s'agit plus pour lui de s'élever au-dessus des autres, de les éblouir et de les dominer, mais d'être avec, de fraterniser avec. Il n'est plus question de conquérir le monde, mais de l'accueillir et de communier avec tous les êtres et ainsi de devenir, à la suite du Christ, le frère de tous et, en premier lieu, des plus humbles et des plus pauvres. »


Voici, en somme, l’héritage d’Eloi Leclerc. Il a écrit bien d’autres livres que je n’ai pas cités par manque de temps. Un livre en particulier, le royaume caché, est un trésor. Il y retrace la vie du Christ de manière à la fois docte et intime, avec pour seul objectif de nous faire entrer dans l’adoration du fils de l’homme.


Il y a quelques années, au cours d’une maisonnée, alors que je partageais un extrait de ce livre, le prêtre qui était avec nous m’annonçait que cet homme admirable était décédé la semaine passée, dans son diocèse. J’avoue que je le pensais auprès de Dieu depuis bien longtemps. Pour les poètes, les bossus et les boiteux, une nouvelle étoile a rejoint les cieux. Remercions le Seigneur de nous offrir de tels guides, pétris d’humanité, rivés sur l’essentiel malgré la tourmente des temps modernes."

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