Bonjour !
Aujourd’hui, je vous propose une petite pause. Nous avons retroussé nos manches pour déterrer le sujet si profondément enfouit des méfaits du libéralisme et de l’économie de marché depuis un peu plus d’un mois, notre tâche n’est pas encore terminée mais elle s’avère exigeante, et sans jeux de mots coûteuse.
Reprenons donc une bouffée d’air frais dans cet extrait de Vingt ans après, d’Alexandre Dumas. La scène se passe entre un père et son fils, alors que celui-ci s’apprête à rejoindre l’armée du roi. Au moment des adieux, Athos choisi de faire un détour pour montrer à Raoul St Denis, et le tombeau du roi Louis XIII…
« — Venez, Raoul, dit Athos, et suivons cet homme.
Le gardien ouvrit la grille des tombes royales et se tint sur la haute marche, tandis qu’Athos et Raoul descendaient. Les profondeurs de l’escalier sépulcral étaient éclairées par une lampe d’argent brûlant sur la dernière marche, et juste au-dessous de cette lampe reposait, enveloppé d’un large manteau de velours violet, semé de fleurs de lis d’or, un catafalque soutenu par des chevalets de chêne.
Le jeune homme, préparé à cette situation par l’état de son propre cœur plein de tristesse, par la majesté de l’église qu’il avait traversée, était descendu d’un pas lent et solennel, et se tenait debout et la tête découverte devant cette dépouille mortelle du dernier roi, qui ne devait aller rejoindre ses aïeux que lorsque son successeur viendrait le rejoindre lui-même, et qui semblait demeurer là pour dire à l’orgueil humain, parfois si facile à s’exalter sur le trône :
— Poussière terrestre, je t’attends !
Il se fit un instant de silence.
Puis Athos leva la main, et désignant du doigt le cercueil :
— Cette sépulture incertaine, dit-il, est celle d’un homme faible et sans grandeur, et qui eut cependant un règne plein d’immenses événements ; c’est qu’au-dessus de ce roi veillait l’esprit d’un autre homme, comme cette lampe veille au-dessus de ce cercueil et l’éclaire. Celui-là, c’était le roi réel, Raoul ; l’autre n’était qu’un fantôme dans lequel il mettait son âme. Et cependant, tant est puissante la majesté monarchique chez nous, que cet homme n’a pas même l’honneur d’une tombe aux pieds de celui pour la gloire duquel il a usé sa vie ; car cet homme, Raoul, souvenez-vous de cette chose, s’il a fait ce roi petit, il a fait la royauté grande, et il y a deux choses enfermées dans le palais du Louvre : le roi, qui meurt, et la royauté, qui ne meurt pas. Ce règne est passé, Raoul ; ce ministre tant redouté, tant craint, tant haï de son maître, est descendu dans la tombe, tirant après lui le roi, qu’il ne voulait pas laisser vivre seul, de peur sans doute qu’il ne détruisît son œuvre, car un roi n’édifie que lorsqu’il a près de lui, soit Dieu, soit l’esprit de Dieu. Alors, cependant, tout le monde regarda la mort du cardinal comme une délivrance, et moi-même, tant sont aveugles les contemporains, j’ai quelquefois traversé en face les desseins de ce grand homme qui tenait la France dans ses mains, et qui, selon qu’il les serrait ou les ouvrait, l’étouffait ou lui donnait de l’air à son gré. S’il ne m’a pas broyé, moi et mes amis, dans sa terrible colère, c’était sans doute pour que je puisse aujourd’hui vous dire : « Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté : le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu. Quand vous serez en doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le principe invisible. Car le principe invisible est tout. Seulement, Dieu a voulu rendre ce principe palpable en l’incarnant dans un homme. Raoul, il me semble que je vois votre avenir comme à travers un nuage. Il est meilleur que le nôtre, je le crois. Tout au contraire de nous, qui avons eu un ministre sans roi, vous aurez, vous, un roi sans ministre. Vous pourrez donc servir, aimer et respecter le roi. Si ce roi est un tyran, car la toute-puissance a son vertige qui la pousse à la tyrannie, servez, aimez et respectez la royauté, c’est-à-dire la chose infaillible, c’est-à-dire l’esprit de Dieu sur la terre, c’est-à-dire cette étincelle céleste qui fait la poussière si grande et si sainte que, nous autres gentilshommes de haut lieu cependant, nous sommes aussi peu de chose devant ce corps étendu sur la dernière marche de cet escalier, que ce corps lui-même devant le trône du Seigneur. »
— J’adorerai Dieu, monsieur, dit Raoul, je respecterai la royauté, je servirai le roi, et tâcherai, si je meurs, que ce soit pour le roi, pour la royauté ou pour Dieu. Vous ai-je bien compris ?
Athos sourit.
— Vous êtes une noble nature, dit-il, voici votre épée.
Raoul mit un genou en terre.
— Elle a été portée par mon père, un loyal gentilhomme. Je l’ai portée à mon tour, et lui ai fait honneur quelquefois quand la poignée était dans ma main et que son fourreau pendait à mon côté. Si votre main est faible encore pour manier cette épée, Raoul, tant mieux, vous aurez plus de temps à apprendre à ne la tirer que lorsqu’elle devra voir le jour.
— Monsieur, dit Raoul en recevant l’épée de la main du comte, je vous dois tout ; cependant, cette épée est le plus précieux présent que vous m’ayez fait. Je la porterai, je vous jure, en homme reconnaissant.
Et il approcha ses lèvres de la poignée, qu’il baisa avec respect.
— C’est bien, dit Athos. Relevez-vous, vicomte, et embrassons-nous.
Raoul se releva et se jeta avec effusion dans les bras d’Athos.
— Adieu, murmura le comte, qui sentait son cœur se fondre, adieu, et pensez à moi.
— Oh ! éternellement ! éternellement ! s’écria le jeune homme. Oh ! je le jure, monsieur, et s’il m’arrive malheur, votre nom sera le dernier nom que je prononcerai ; votre souvenir, ma dernière pensée.
Athos remonta précipitamment pour cacher son émotion, donna une pièce d’or au gardien des tombeaux, s’inclina devant l’autel et gagna à grands pas le porche de l’église, au bas duquel Olivain attendait avec les deux autres chevaux.
— Olivain, dit-il en montrant le baudrier de Raoul, resserrez la boucle de cette épée, qui tombe un peu bas. Bien. Maintenant, vous accompagnerez M. le vicomte jusqu’à ce que Grimaud vous ait rejoints ; lui venu, vous quitterez le vicomte. Vous entendez, Raoul ? Grimaud est un vieux serviteur plein de courage et de prudence, Grimaud vous suivra.
— Oui, Monsieur, dit Raoul.
— Allons, à cheval, que je vous voie partir.
Raoul obéit.
— Adieu, Raoul, dit le comte, adieu, mon cher enfant !
— Adieu, monsieur, dit Raoul, adieu, mon bien-aimé protecteur !
Athos fit signe de la main, car il n’osait parler, et Raoul s’éloigna, la tête découverte… Athos resta immobile et le regardant aller jusqu’au moment où il disparut au tournant d’une rue.
Alors le comte jeta la bride de son cheval aux mains d’un paysan, remonta lentement les degrés, rentra dans l’église, alla s’agenouiller dans le coin le plus obscur et pria. »[1]
A plusieurs reprises par la suite, Raoul se souviendra des paroles d’Athos. Ces paroles guideront son bras et l’aideront à agir en véritable serviteur de la royauté, plutôt qu’en courtisan empressé d’un monarque passager.
La distinction qu’opère ici Athos entre l’apparence matérielle du roi et le principe invisible de la monarchie n’est pas un élément de fiction mais une réalité essentielle pour comprendre le régime monarchique. C’est en vertu de ce principe que l’on s’exclame « le roi est mort, vive le roi ! » car si le corps physique meurt, le corps politique demeure et se transmet, intact, au successeur.
Ernst Kantorowicz s’est penché sur cette distinction dans son ouvrage les deux corps du roi, publié en 1957. Nous aurons l’occasion d’en parler à l’avenir, histoire de comprendre davantage comment s’est formée l’autorité politique dans la société chrétienne. Et pis d’en prendre de la graine, quoi.
Pour revenir au roman, je ne peux que vous recommander la trilogie les trois mousquetaires, vingt ans après et surtout le vicomte de Bragelonne (pour l’instant mon roman préféré), un véritable chef d’œuvre de détails historiques, d’intrigues dramatiques et de pittoresque qui me rend presque honteux d’avoir ignoré si longtemps qu’il existât une authentique suite aux aventures de D’Artagnan.
La prochaine fois, nous allons clôturer notre série sur la critique du libéralisme avec Polanyi, en nous concentrant plus particulièrement sur les paradoxes inhérents à la logique du laissez-faire et du libre-marché. D’ailleurs si vous souhaitez aborder d’autres thèmes sociétaux qui vous turlupinent pour qu’on les dépatouille ensemble n’hésitez pas !
Bonne semaine !
[1] Alexandre Dumas, Vingt Ans après, J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, pp.161-162
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